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Antonie Pannekoek Archives

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Marxisme et communisme d’État
Le dépérissement de l’État


Source : (left-dis.nlGroupe(s) des Communistes Internationaux (g.i.c., Groep van Internationale Communisten), Amsterdam, 1932; fondé sur :   Marx-Engels et Lénine : Über die Rolle des Staates in der proletarischen Revolution (Marx-Engels et Lénine : Sur le rôle de l’État dans la révolution prolétarienne) / Max Hempel [= Jan Appel], in : Proletarier, numéros 4, 5, 6, 1927) ; traduction à partir de l’anglais de Jean-Pierre Lafitte, collaborateur de (Dis)continuité.


Avant-propos des éditeurs anglais [introuvable en anglais] :
Le texte est paru à l’origine sous la forme d’un article en trois parties dans Proletarier, (numéros 4, 5 et 6, 1927), l’organe mensuel de la tendance de Berlin du k.a.p.d. Son auteur (Jan Appel) signait sous le pseudonyme de « Max Hempel ». En  1932, une traduction en néerlandais est parue avec une brochure du Groupe des Communistes Internationaux (g.i.c.) ayant pour titre : Marxisme en staatscommunisme : Het afsterven van de staat (« Marxisme et communisme d’État : Le dépérissement de l’État »). Appel était lui-même un membre fondateur des g.i.c. La publication en néerlandais était en partie une adaptation. Pour cette traduction anglaise, les deux versions, la néerlandaise et l’allemande, ont été transcrites et comparées l’une avec l’autre. Les différences textuelles importantes sont indiquées en notes de bas de page. Là où c’était possible, des références web aux textes et/ou aux passages de texte cités ont été ajoutées. Les sous-titres et la mise en relief d’expressions ou de phrases sont ceux de l’édition néerlandaise de 1932. Les rares insertions entrecrochets sont dues aux éditeurs. Une photocopie de l’article de 1927 du Proletarier (en allemand) est disponible sous la forme d’un dossier-pdf dans les Archives Antonie Pannekoek. Une image scannée de la brochure du (g.i.c.) de 1932 (en néerlandais) peut également être trouvée sur ce site. Les transcriptions annotées des deux versions et de la traduction anglaise sont disponibles dans des éditions avec des langues différentes sur le site web “Left Wing” Communism – an infantiledisorder ? . Les éditeurs anglais, octobre 2017 (a).


La révolution économique commence par la conquête des moyens de production

Dès que le gouvernement de la classe ouvrière est devenu un fait dans un pays industrialisé, le prolétariat est confronté à la tâche de mener à bien la transformation de la vie économique sur de nouvelles fondations, celles du travail collectif (b). L’abolition de la propriété privée est facilement prononcée et elle sera la première mesure du régime politique de la classe ouvrière. Mais ce n’est là qu’un acte juridique qui vise à fournir labase légale pour le processus économique réel. La transformation réelle et le véritable travail révolutionnaire ne font alors que commencer.

Le communisme d’État léniniste
Le salarié demeure un salarié

Dans la mesure où ce problème esttraité parles marxistes officiels (c), il est couru d’avance que l’on considère que c'est à l’État d’accomplir cette tâche. Depuis la Révolution de 1917, le Parti bolchevik russe a invariablement mis en pratique l’idée qu’il fallait placer les moyens de production entre les mains de l’État (d). Le fait que cela n’a réussi que dans une mesure limitée est dû à l’état arriéré de la production sociale en Russie ; dans un sens, c'est une barrière naturelle qui s’impose lors de l’étatisation des moyens de production. Par conséquent, la questionn’est pas de savoir si et dans quelle mesure l’étatisation est réalisable, mais plutôt si l’étatisation des moyens de production par la classe ouvrière victorieuse, telle qu’elle se présente dans la théorie et la pratique bolcheviques, est la voie royale qui mène au communisme.

Le développement des entreprises russes sous le gouvernement bolchevik a donné une claire réponse à cette question. C'est maintenant devenu un fait établi que les ouvriers dans les entreprises étatisées sont restés des salariés. L’État a remplacé les anciens capitalistes privés, et l’ouvrier vend son travail à cet État. L’État fixe ces salaires et il autorise le syndicat,qui est lui-même devenu un organe étatique, pour édicter les lois du travail. Les lois relatives au salaire qui sont effectivement en vigueur en Russie révèlent 17 catégories salariales, sans compter le travail à la pièce, les bonus, etc. (e). En un mot :

L’industrie étatisée est fondée sur l’exploitation de la force de travail comme dans la production sous le capitalisme privé.
C'est la bureaucratie étatique qui devient la classe dominante.
Dans ce système-là, les élections des soviets sont une comédie.
Les ouvriers « libres » conquièrent finalement le « cogestion » des travailleurs.

L’État lui-même – qui est appelé en Russie l’État des ouvriers et des paysans (f) – en tant que propriétaire des moyens de production est opposé à la classe des travailleurs salariés. Le sommet centralisé de la bureaucratie d’État est l’organe législatif et exécutif de l’État et, en même temps, celui qui dirige la production. Il occupe la même place que le capital monopoliste dans le capitalisme privé, et il représente en fait le nouvelle classe dirigeante : la bureaucratie d’État et la classe paysanne. Les ouvriers vendent leur force de travail à l’État, mais ils ne peuvent le faire que selon les lois du travail dans lesquelles le prix et les conditions de travail sont fixés par la bureaucratie d’État. Une exploitation à la dureté sans précédent est prescrite dans la loi et toute opposition est en principe réprimée comme contre-révolutionnaire (g). Une discipline et une subordination à l’État complètent cette organisation contraignante. L’on se demande en vain de quelle manière la première condition du communisme, soit « la libération du travail salarié », a été remplie.

D’autre part, pour influencer l’économie et la politique de l’État, les ouvriers, de même que la population dans son ensemble, sont renvoyés aux élections aux soviets et à la participation à la vie du parti et des syndicats. Or, étant donné que les élections aux soviets sont influencés de manière décisive par la bureaucratie d’État toute-puissante (et la classe paysanne possédante), et que le parti et le syndicat sont de puissants instruments de la bureaucratie, l’on admettra que l’influence du prolétariat ne peut pas avoir d’effet de cette manière-là. Pratiquement, il ne reste plus aux ouvriers que la « cogestion » que les sociaux-démocrates ont demandée sous le capitalisme également.

« L’association des producteurs libres et égaux »

Selon Marx, l’État est un instrument d’oppression particulier :
– Dans le capitalisme: pour la répression de la classe ouvrière ;
– Sous la dictature du prolétariat: pour contenir la bourgeoisie et la contre-révolution.

Mais il ne découle pas de cela que, dans une société communiste, l’État doive devenir le pouvoir exclusif dans la société du fait d’une direction centrale et de la concentration de l’entière vie économique entre ses mains. Tout au contraire, Marx et Engels ont tous deux préconisé la position selon laquelle la caractéristique principale de la société communiste réside dans « l’association des producteurs libres et égaux » et aussi selon laquellel’État doit disparaître lorsqu’il n’y a plus rien à réprimer – c’est-à-dire lorsque la résistance de la bourgeoisie et son influence idéologique sur les travailleurs auront été vaincues par eux. « L’association des producteurs libres et égaux » ne connaîtra plus d’antagonisme de classe et par conséquent, dans une telle société,l’État ,en tant qu’instrument de pouvoir, deviendra superflu.

Lénine est le fondateur du communisme d’État. Quand ilprésente la pierre angulaire de sa théorie dans « L’État et la révolution », il se réfère à Marx et à Engels. Bien que ce texte soit écrit en défense de la dictature du prolétariat contre le menchevisme, et qu’il ait à cet égard un mérite durable, la forme que cette dictature doit prendre selon Lénine est en contradiction avec les conceptions des fondateurs du socialisme scientifique. Cela peut même être montré grâce aux citations que Lénine choisit dans les œuvres de Marx et Engels. C’est ainsi que Lénine cite, entre autres, Engels :

« L’État n’existe donc pas de toute éternité. Il y a eu des sociétés qui se sont tirées d’affaire sans lui, qui n’avaient aucune idée de l’État et du pouvoir d’État. À un certain stade du développement économique, qui était nécessairement lié à la division de la société en classes, cette division fit de l’État une nécessité. Nous nous rapprochons maintenant à pas rapide d’un stade de développement de la production dans lequel l’existence de ces classes a non seulement cessé d’être une nécessité, mais devient un obstacle positif à la production. Ces classes tomberont aussi inévitablement qu’elles ont surgi autrefois. L’État tombe inévitablement avec elles. La société, qui réorganisera la production sur la base d’une association libre et égalitaire des producteurs, reléguera toute la machine de l’État là où sera dorénavant sa place : au musée des antiquités, à côté du rouet et de la hache de bronze. » (h).

Engels ditailleurs que les moyens de production seront possédés par l’État. Et par conséquent, Lénine fonde sa théorie sur cette affirmation (i).

Mais ce doit être un État particulier étant donné qu’il n’est créé (la dictature du prolétariat) que pour céder, peu à peu, tout son pouvoir, que pour se rendre graduellement superflu.

Mais qu’en est-il si l’État concentre entre ses mains « l’administration des choses et la direction de la production », et par conséquent assure son contrôle sur les ouvriers encore plus par sa gestion du système de production ?

Si l’appareil administratif se retrouve entre les mains d’un petit parti qui dispose aussi du pouvoir politique, il est en réalité en mesure de dominer les larges masses (j). Même l’excuse que le parti soit « le parti du prolétariat » ne change rien à cela. L’on devrait toujours se rappeler que l’appareil administratif, ainsi que l’exemple russe l’enseigne, en tant qu’appareil organisationnel centralisé, ne peut être dirigé que par le centre. Dans cet appareil, il n’y a pas de place pour des « producteurs indépendants » (les ouvriers). Cela ne correspondrait pas à une direction centrale (k). Comme conséquence, nous voyons que la stricte discipline, c’est-à-dire la subordination aux ordres de l’équipe dirigeante, est devenue un dogme religieux de l’économie et de la politique russes.

Les élections aux soviets sont censées fournir – en théorie – un dispositif de protection pour que l’État, qui prend le contrôle des moyens de production « au nom de la société », gère effectivement les affaires, et dirige l’appareil de production, au nom de la société. La pratique montre que la bureaucratie d’État impose ses plans avec tous les moyens du pouvoir, et que les élections aux soviets ne servent à rien. Et donc la gestion de l’État n’est en rien influencée par les élections aux soviets. Ce n’est pas non plus le cas pour le parti d’État (p.c.r.), pas plus que pour le syndicat. La bureaucratie d’État ne permet pas l’émergence d’une autre politique que la sienne. Il n’est pas besoin de dire que la démocratie dans ce communisme d’État, c’est-à-dire avec une organisation dirigée par le parti et le syndicat et avec des élections aux soviets, ne peut pas fournir une garantie pour lé dépérissement de l’État que Marx et Engels ont exigée, et que Lénine lui aussi faisait semblant d’imaginer (l).

Une production centralisée dans une seule main détermine une nouvelle forme de domination. Le résultat en est que l’État ne peut pas dépérir.
La démocratie ne peut pas non plus dépérir. La démocratie demeure la feuille de vigne pour cacher l’oppression.

Nous en concluons que ce gouvernement, ou cette direction centrale, ne peut pas dépérir, mais qu’au contraire il/elle doit s’affirmer de plus en plus, étant donné la manière avec laquelle il/elle a pris possession des moyens de production (m). Cela veut dire en réalité la subordination des producteurs, qui veulent être libres, au gouvernement, leur dépendance économique vis-à-vis de ce dernier, et par conséquent leur assujettissent. En guise de consolation, ils ont alors la perspective de déterminer leur assujettissent conformément à leurs intérêts. Mais cette voie va au-delà de leur fonction de producteurs, c’est la voie de la démocratie.

Il ne fait pas de doute que, en tant que producteurs, les ouvriers sont un pouvoir, mais, en tant que tels, ils doivent se soumettre à la direction centrale. À l’extérieur des entreprises, ils ne seraient un pouvoir décisif que s’ils étaient armés. Mais en Russie, nous voyons que les ouvriers ont été désarmés et que, en revanche, une Armée rouge a été formée qui est à la disposition du gouvernement central. En conséquence, dans cette démocratie, les ouvriers n’ont pas la moindre influence. Elle ne se distingue en rien essentiellement de la démocratie bourgeoise et rien ne peut être fait avec elle contre une forte bureaucratie de gouvernement en place. (Le fait que ce soit devenu le cas en Russie dépend avant toute chose des relations sociales dans ce pays. Elles ont assuré la victoire du communisme d’État russe. Mais, en même temps, l’on peut voir à partir de cela quel coup ce serait pour la classe ouvrière si un effort devait être fait pour imposer le communisme d’État selon le modèle russe dans les pays capitalistes hautement développés.)

Le résultat de la prise de possession par l’État des moyens de production selon la théorie de Lénine, et donc de la direction et delagestion organisationnelles centrales, sera un nouvel État renforcé, c’est-à-dire un instrument d’oppression de la bureaucratie au pouvoir. La démocratie sera donc, comme dans la société bourgeoise, la feuille de vigne destinée à couvrir la nouvelle domination sur les travailleurs.

Malgré cela, Lénine a exprimé dans L’État et la révolution que cet État doit dépérir, et il en arrive même à la conclusion correcte que la démocratie doit elle aussi mourir :

« Cette “extinction” ou même, pour employer une expression plus imagée et plus saillante, cette “mise en sommeil”, Engels la rapporte sans aucune ambiguïté possible à l’époque consécutive à la “prise de possession des moyens de production par l’État au nom de toute la société”, c’est-à-dire consécutive à la révolution socialiste. Nous savons tous qu’à ce moment-là la forme politique de l’“État”est la démocratie la plus complète. Mais il ne vient à l’esprit d’aucun des opportunistes qui dénaturent sans vergogne le marxisme qu’il s’agit en ce cas, chez Engels, de la “mise en sommeil” et de l’“extinction”de la démocratie. ». (n).

Indubitablement donc, Lénine voulait dire la démocratie dans le communisme d’État.Mis à partle développement réel en Russie qui va dans la direction opposée, nous ne pouvons nous y opposer qu’en répétant les paroles d’Engels :

« Le gouvernement des personnes fait place à l’administration des choses et à la direction des opérations de production. L’État n’est pas “aboli”, il s’éteint.» (o).

Il est clair que la théorie de Lénine est ici en contradiction avec elle-même (o).

La contradiction dans la théorie léniniste de l’État

L’enjeu consiste ainsi à exposer la contradiction dans la théorie léniniste de l’État. Si le dépérissement de l’État prolétarien et de sa démocratie doit être atteint, l’on ne peut pas simultanément imposer àla société, politiquement et économiquement, la plus rigoureuse direction centrale du gouvernement. La raison en est que cela équivaut à l’existence d’un nouvel État avec un plus grand pouvoir et de plus grandes compétences que l’État bourgeois a dans le capitalisme. Or, seul des petits enfants politiques peuvent croire que l’État renoncerait à son pouvoir à un moment donné, même s’il en était capable, sans l’effondrement de tout l’appareil central qui a été construit pour la production et l’administration. Au contraire, il essaiera de consolider son pouvoir et il grandira jusqu’à devenir le plus grand instrument d’oppression que la société ait jamais connu.

Une nouvelle caste dirigeante se développe dans ce nouveau communisme d’État. Elle se compose de leaders qui surgissent de la classe ouvrière et de transfuges de la bourgeoisie, qui se mettent au service du communisme d’État et qui prennent le contrôle de l’administration centrale. C’est ce qui se fait jour clairement dans la Russie d’aujourd’hui. Seule une petite partie, qui va en s’amenuisant, des travailleurs russes est capable d’assumer une position dirigeante dans les rouages administratifs de la production étatisée. Pour faire démarrer l’économie, l’on a besoin de reprendre les fonctionnaires et les dirigeants du système capitaliste. Ces gens-là, légitimés comme communistes par leur intégration dans le Parti Communiste, contrôlent la production du pays avec les ouvriers compétents – les leaders. Ils constituent une nouvelle caste dirigeante et, déjà à présent, ils utilisent leur position de pouvoir pour avoir une situation matérielle bien meilleure que celle des ouvriers. Des doléances touchantes de travailleurs russes, qui parviennent à s’insinuer dans les journaux officiels – tel que la « Pravda » – (ce qui est vraiment révélateur dans la Russie d’aujourd’hui) soulignent que les bureaucrates ne s’occupent que de leurs intérêts, sans tenir compte des besoins urgents flagrants des ouvriers. Cela n’est par conséquent pas surprenant que le terme de « bourgeoisie soviétique » soit apparu en Russie elle-même.

Le communisme d’État est en contradiction avec l’argument selon lequel, dans le communisme, l’État doit dépérir. De deux choses, seule l’une est possible : ou bien le communisme d’État, c’est-à-dire la direction et la gestion organisationnelles centrales de la production par l’État – et dans ce cas l’État perdure et il renforce son pouvoir –, ou bien le dépérissement de l’État et de la démocratie, tandis que la société passe à l’association des producteurs libres et égaux, ce qui rend un pouvoir d’État tyrannique superflu. Mais dans ce cas-là l’appareil central destiné à orienter la production de l’État doit d’effondrer.

Lénine comme communiste d’État

Il est important de démontrer que ce nouvel appareil d’État répressif n’est pas seulement né de la pratique du capitalisme d’État russe, mais que Lénine a déjà nettement tracé ses grandes lignes dans L’État et la révolution. Il écrit la chose suivante sur lui :

« Un spirituel social-démocrate allemand des années 1870 a dit de la poste qu’elle était un modèle d’entreprise socialiste. Rien n’est plus juste. La poste est actuellement une entreprise organisée sur le modèle du monopole capitaliste d’État. L’impérialisme transforme progressivement tous les trusts en organisations de ce type. Les “simples” travailleurs, accablés de besogne et affamés, y restent soumis à la même bureaucratie bourgeoise. Mais le mécanisme de gestion sociale y est déjà tout prêt. Une fois les capitalistes renversés, la résistance de ces exploiteurs matée par la main de fer des ouvriers en armes, la machine bureaucratique de l’État actuel brisée, nous avons devant nous un mécanisme admirablement outillé au point de vue technique, affranchi de “parasitisme”, et que les ouvriers associés peuvent fort bien mettre en marche eux-mêmes en embauchant des techniciens, des surveillants, des comptables, en rétribuant leur travail à tous, de même que celui de tous les fonctionnaires “publics”, par un salaire d’ouvrier. Telle est la tâche concrète, pratique, immédiatement réalisable à l’égard de tous les trusts, et qui affranchit les travailleurs de l’exploitation en tenant compte de l’expérience déjà commencée pratiquement par la Commune (surtout dans le domaine de l’organisation de l’État). Toute l’économie nationale organisée comme la poste, de façon que les techniciens, les surveillants, les comptables reçoivent, comme tous les fonctionnaires, un traitement n’excédant pas des “salaires d’ouvriers”, sous le contrôle et la direction du prolétariat armé : tel est notre but immédiat. Voilà l’État dont nous avons besoin, et sa base économique. Voilà ce que donneront la suppression du parlementarisme et le maintien des organismes représentatifs, – voilà ce qui débarrassera les classes laborieuses de la corruption de ces organismes par la bourgeoisie » (q).

Ici, Lénine dit clairement que la direction et lagestion centrales de la production dans le communisme d’État seront fondées sur le modèle de la poste, ou plutôt mises en œuvre selon la manière du monopole capitaliste d’État. « Techniciens, surveillants, comptables […], de même tous les fonctionnaires “publics” » sont par conséquent des fonctionnaires d’État, des fonctionnaires appartenant au monopole de la production d’État qui contrôle l’ensemble de la production. « Un mécanisme d’entreprise publique en général qui est organisée selon l’exemple du monopole capitaliste d’État » (r), ce qui est assurément la caractéristique du communisme d’État, tel que Lénine le développe.

Il est nécessaire d’indiquer ici qu’Engels (et Marx ailleurs) a dit : « Le prolétariat s’empare du pouvoir d’État et transforme les moyens de productiond’abord en propriété d’État » (s). Il semble qu’il dise la même chose que Lénine, mais il souligne que les moyens de production seront « d’abord » transférés en propriété d’État, et il affirme plus loin que la prise de possessions des moyens de production au nom de la société constitue, en même temps, le « dernier acte indépendant » de l’État prolétarien.

Cela montre clairement que la prise de possession des moyens de production ne fait qu’amorcer un autre acte, lequel ne peut être que – si nous ne voulons pas renverser les enseignements de Marx et d’Engels – « l’association des producteurs libres et égaux ». Si la prise de possession des moyens de production par l’État prolétarien lance cette association, alors « la gestion des affaires » et « la gestion des processus de production » se développeront tandis que la société associée des producteurs libres et égaux organisera sa vie elle-même, sur une base économique libre. C’est seulement en fonction du degré auquel cette association s’élargit que la force d’oppression de l’État devient superflue, que l’État peut dépérir et qu’il dépérira. En même temps, la création de cette association qui provoque le dépérissement de l’État est la seule tâche de la dictature du prolétariat. C’est uniquement dans ce sens que l’on peut comprendre la déclaration de Marx et d’Engels. Marx et Engels ont veillé à ne pas présenter la prise de possession des moyens de production par l’État comme « un mécanisme d’entreprise publique générale, organisée selon l’exemple du monopole d’État capitaliste ».

Une telle vision est simplement le produit d’un « spirituel social-démocrate », mais elle n’a rien à voir avec Marx et Engels. Ici, Lénine s’est approprié la façon dont un « spirituel social-démocrate » explique la doctrine marxiste, et il a nécessairement pris la relève de la rigide conception mécaniste de la société socialiste qui se révèle dans le communisme d’État. L’État, qui détient le monopole de la production, représente ici la société – et, de ce point de vue, il n’y a pas la moindre différence avec la théorie social-démocrate de la nationalisation.

« Nationalisation » et « socialisation » (t)

Bien que Marx n’ait pas fait le « portrait » de la vie industrielle communiste, il est peut-être bien connu que la régulation de la production serait, d’après lui, établie « non pas par l’État, mais par l’organisation des libres associations de la société socialiste », une conception que, selon le réformiste Cunow, Marx aurait tirée des courants libertaires-anarchistes de son époque (H. Cunow, Die Marxsche Geschichts-, Gesellschafts-und Staatstheorie [La théorie marxiste de l’histoire, de la société et de l’État], I, p. 309). La gestion et l’administration de la production et de la distribution reviendraient directement aux producteurs et aux consommateurs eux-mêmes et non en prenant le détour de l’État. L’assimilation de la société à l’État n’est qu’une invention de ces dernières années. Engels s’est lui aussi attaqué au socialisme d’État dans son “Anti-Dühring” dans lequel il dit :

« Mais ni la transformation en sociétés par actions, ni la transformation en propriété d’État ne supprime la qualité de capital des forces productives. […] Cette solution peut consister seulement dans le fait que la nature sociale des forces productives modernes est effectivement reconnue, que donc le mode de production, d’appropriation et d’échange est mis en harmonie avec le caractère social des moyens de production. Et cela ne peut se produire que si la société prend possession ouvertement et sans détours des forces productives quisont devenues trop grandes pour toute autre direction que la sienne. […] Les forces socialement agissantes agissent tout à fait comme les forces de la nature : aveugles, violentes, destructrices tant que nous ne les connaissons pas et ne comptons pas avec elles. Mais une fois que nous les avons reconnues, que nous en avons saisi l’activité, la direction, les effets, il ne dépend plus que de nous de les soumettre de plus en plus à notre volonté et d’atteindre nos buts grâce à elles. […] En traitant de la même façon les forces productives actuelles après avoir enfin reconnu leur nature, on voit l’anarchie sociale de la production remplacée par une réglementation socialement planifiée de la production, selon les besoins de la communauté comme de chaque individu. » (u).

Dans les années 1880-1890, cette position était donc encore défendue par la social-démocratie, et elle se reflète clairement, par exemple,dans un discours tenu par le vieux Liebknecht à la suite des tentatives de placer les chemins de fer, les mines de charbon et d’autres grandes industries, entre les mains de l’État. Il dit :

« Plus la société bourgeoise reconnaît que finalement elle ne peut pas se défendre contre l’assaut des idées socialistes, plus nous nous approchons du moment où le socialisme d’État sera sérieusement proclamé et où la bataille finale que la social-démocratie aura à mener sera livrée sous le slogan : “Ici c’est la social-démocratie – et là c’est le socialisme d’État!” ».

Cunow fait la remarque suivante sur ces propos : « En conséquence, le Congrès [du Parti social-démocrate, l’éditeur] s’est également déclaré contre le transfert des entreprises à l’État, parce que la social-démocratie et le socialisme d’État sont traitées de “contradictions irréconciliables” » (Cunow, supra, p. 340).

Cependant, vers 1900, dans la lutte pour les « réformes sociales », cette position a été abandonnée et la « nationalisation », l’apport à l’État ou à une municipalité de différentes branches de l’industrie, a été présentée comme quelque chose qui se rapprochait toujours plus du socialisme. Dans la terminologie social-démocrate, de telles entreprises étaient par conséquent appelées « entreprises sociales [ou communautaires] » bien que les producteurs n’aient eu rien à voir avec leur gestion et leur direction.

La Révolution russe a donc épousé complètement le schéma de la « nationalisation » de l’industrie. Dans ce cas, les secteurs économiques qui étaient « mûrs » ont également rejoint l’appareil d’État central. En 1917, les producteurs ont commencé à exproprier les propriétaires des différentes entreprises, au grand embarras de ceux qui voulaient diriger et gérer la vie économique « d’en haut ». Les ouvriers désiraient organiser la production sur de nouvelles bases selon les règles communistes. Au lieu de ces règles, ils ont eu des pierres en guise de pain : le Parti Communiste a donné des lignes directrices selon lesquelles les entreprises devaient s’unir en trusts afin qu’il les place sous une direction centrale. Ce qui ne pouvait pas être inclus dans le plan central de déploiement retournait chez leurs propriétaires parce que ces entreprises n’étaient pas encore « mûres ». C’est ainsi que nous constatons que le I° Congrès Panrusse des Soviets Économiques a déjà adopté la résolution suivante :

« Dans le domaine de l’organisation de la production, une nationalisation générale est nécessaire. Il est nécessaire de passer de la mise en œuvre de la nationalisation d’entreprises individuelles (304 d’entre elles ont été nationalisées et confisquées) à une nationalisation effective de l’industrie. La nationalisation ne devrait pas être “ponctuelle” et elle ne devrait avoir lieu que par l’intermédiaire du Conseil Économique Suprême des Plénipotentiaires, avec l’approbation du Conseil Économique Suprême » (A. Goldschmidt, Wirtschaftsorganisation in Sowjet-Russland [L’organisation économique en Russie soviétique], p. 228).

Ainsi, le Parti Communiste n’a pas donné de lignes directrices selon lesquelles les travailleurs pourraient par eux-mêmes joindre leur entreprise au secteur communiste, il n’a pas donné de directives selon lesquelles l’administration et la gestion du processus productif serait transféré effectivement à la société; pour lui, la libération des travailleurs n’était pas l’œuvre des travailleurs eux-mêmes, mais la mise en place du communisme dépendait des « hommes de science », des « intellectuels », des « statisticiens », et de tous ces hommes instruits quel que soit la façon de les nommer. Le Parti Communiste croyait qu’il était suffisant de déloger les vieux généraux de l’industrie et de s’emparer de leur droit à commander sur les ouvriers pour tout conduire vers le havre sûr du communisme! La classe ouvrière était tout juste bonne à balayer les anciens dirigeants du travail – et à mettre de nouveaux à leur place. Son rôle n’allait pas plus loin et il n’a pas pu aller plus loin parce que la base de l’auto-organisation n’avait pas été fournie endonnant des règles de production applicables en général (v).

Comment Lénine résout la difficulté de façon « simple »

Lénine a certainement été conscient du fait que la concentration de toute la production entre les mains d’un monopole d’État, qui est fondé sur le centralisme organisationnel le plus strict, signifie un renforcement du pouvoir d’État. Cependant, lorsque L’État et la révolution a été écrit, il ne pouvait en aucune façon avoir prévu le développement réel en Russie. Or il était nécessaire – étant donné que les bolcheviks voulaient rester au pouvoir – de renforcer le pouvoir d’État autant que possible afin de construire un monopole sur la production sans tenir compte de tout autre objectif. Et donc, c’est la situation en Russie elle-même qui a développé la théorie du communisme d’État de Lénine. La façon de rendre l’État de plus en plus fort, de plus en plus proche, a été prescrite graduellement à ceux qui avaient pris le pouvoir d’État russe. Ce processus, qui avait démarré comme « un mécanisme d’entreprise publique en général qui est organisée selon l’exemple du monopole capitaliste d’État », devait devenir peu à peu l’opposé de celui des« producteurs libres et égaux ».

La Russie a mis en oeuvre dans la réalité le meilleur exemple du communisme d’État léniniste, non pas comme ses serviteurs le souhaitaient, mais comme il devait se développer.

Lénine ne pouvait pas non plus prévoir tous les détails de ce qui s’est réellement produit, mais il était cependant clair pour lui que l’État prolétarien est également une institution coercitive. De plus, il met cela en avant à plusieurs reprises. Lénine essaie alors de résoudre d’une manière originalela contradiction suivante : comment cet État qui est encore – selon la théorie de Lénine  – une organisation permanente de direction et de gestion centrales de la production sans son ensemblese rendra-t-il superflu, s’éteindra-t-il ? Dans L’État et la révolution, Lénine propose :

« C’est nous-mêmes, les ouvriers, qui organiserons la grande production en prenant pour point de départ ce qui a déjà été créé par le capitalisme, en nous appuyant sur notre expérience ouvrière, en instituant une discipline rigoureuse, une discipline de fer maintenue par le pouvoir d’État des ouvriers armés. Nous réduirons les fonctionnaires publics au rôle de simples agents d’exécution de nos directives, au rôle “de surveillants et de comptables”, responsables, révocables et modestement rétribués (tout en conservant, bien entendu, les spécialistes de tout genre, de toute espèce et de tout rang) : voilà notre tâche prolétarienne, voilà par quoi l’on peut et l’on doit commencer en accomplissant la révolution prolétarienne. Ces premières mesures, fondées sur la grande production, conduisent d’elles-mêmes à l’“extinction”graduelle de tout fonctionnarisme, à l’établissement graduel d’un ordre – sans guillemets et ne ressemblant point à l’esclavage salarié – où les fonctions de plus en plus simplifiées de surveillance et de comptabilité seront remplies par tout le monde à tour de rôle, pour ensuite devenir une habitude et disparaître enfin en tant que fonctions spéciales d’une catégorie spéciale d’individus. » (w).

L’on reconnaît clairement une organisation mécanique portéeà l’extrême : dans le domaine économique – en tant que producteurs – les ouvriers doivent s’adapter à la plus stricte des disciplines du monopole de production de l’État et obéir aux fonctionnaires de l’État. Ces fonctionnaires de l’État sont les “employeurs” qui trouvent leur direction suprême dans le gouvernement. Les ouvriers ont eux aussi leur représentation suprême dans le gouvernement. Au moyen de la démocratie politique (élections aux soviets – activité de parti), ils peuvent influer sur le gouvernement et par conséquent contrôler la production par ses fonctionnaires d’État.

Nous répétons que, dans un tel système, tout le pouvoir est concentré dans le gouvernement, que les ouvriers sont plus durement opprimés dans cette société-là que sous le capitalisme, que la démocratie est à nouveau ici transformée en une farce et que la prospérité d’une telle société dépend en fin de compte de la bonne volonté et des capacités des hommes du gouvernement et de leur administration. Dans ces circonstances, l’État avec sa démocratie doit se donner des bases plus solides plutôt que d’être inutile et de s’éteindre, ainsi que Lénine le veut aussi. Lénine nous assure que, malgré cela, l’État mourra, et même que cela arrivera précisément à cause de son organisation rigoureuse. Or il ne fournit aucun argument pour cela, et il ne soumet qu’un raisonnement obscur selon lequel « les fonctions de plus en plus simplifiées de surveillance et de comptabilité seront remplies par tout le monde à tour de rôle, pour ensuite devenir une habitude et disparaître enfin en tant que fonctions spéciales d’une catégorie spéciale d’individus ».

Comme on l’a déjà dit, c’est obscur parce que, si quelqu’un peut imaginer cela de manière générale, ce ne peut être alors qu’en rêve. Présenter la direction du monopole de production de l’État (système de la « poste » ou trust) comme des fonctions de surveillance et de comptabilité qui peuvent devenir très faciles, c’est renverser complètement l’ordre des choses.

En conséquence, nous devons critiquer cet argument de Lénine en tant que formule sans contenu par laquelle il se débarrassait des conclusions qui découlent des enseignements de Marx et d’Engels sur le dépérissement de l’État – car cela était problématique pour Lénine lui aussi.

Le communisme d’État ne s’accorde pas avec l’idée des conseils

Si l’on essaie de suivre les pensées du communismed’État, l’on trouvera bientôt deux particularités. Premièrement, le communisme d’État ne considère tous les problèmes que comme des problèmes mécaniques. Il regarde toute chose uniquement du point de vue de la façon dont tel ou tel domaine peut être contrôlé par l’organisation et peut être soumis à une direction et une gestion centrales.

Cela les conduit à considérer la mise en œuvre du communisme comme la continuation de la concentration des entreprises, comme cela se passe déjà sous le capitalisme. Mais que signifie l’organisation de la production qui est créée par la concentration du capital ? Que signifie-telle, d’une part, vue sous l’angle des ouvriers salariés et, d’autre part, vue à partir de la position des capitalistes ? Elle signifiele contrôle du travail, le contrôle des ouvriers salariés. L’analyse marxiste du capitalisme ne laisse pas le moindre doute là-dessus. Pour Marx, la position sociale du capitaliste par rapport à l’ouvrier salarié est caractérisée par le pouvoir de disposer du travail, de disposer des ouvriers dans le processus de production.

Les théories de la socialisation émises par tous les courants de la social-démocratie se concentrent toutes sur le même point, celui relatif au contrôle exercé sur la classe ouvrière. Le travail doit être dominé, c’est une évidence pour elles,et le fait que cela exige une organisation centrale stricte (parce qu’il s’agit d’un système social indissociablement lié) est également considéré comme « naturel ».

Mais il est également important que le communisme d’État accorde une importance décisive aux capacités des dirigeants. C’est très certainement le résultat du regroupement organisationnel central, étant donné que maintenant tout dépend des talents et de la fermeté de principe des dirigeants qui sont placés au centre, auquel les masses doivent se soumettre avec la discipline la plus stricte.

L’on doit admettre avec les bolcheviks que la classe ouvrière ne conquiert le pouvoir que si elle constitue une unité resserrée, prête au combat. Mais le fait de savoir si ceci peut être accompli en suivant une discipline et une subordination organisationnelles dictées par un commandement central est une autre question qui ne sera pas examinée ici.

Nous attirons l’attention sur ce phénomène parce que cela montre comment le communisme d’État peut être compris. Ce qui est décisif ici, c’est que tous les problèmes relatifs aux « dirigeants » sont opposés à l’idée des conseils.

Une distorsion contestable d’avec le marxisme

Toute la tactique des organisations ouvrières qui font partie de la III° Internationale, et qui voient par conséquent leur raison d’être dans le communisme d’État, part de l’intention de réunir les larges masses en les plaçant sous l’autorité d’unedirection centrale. Une fois que l’organisation a été créée, c’est le dirigeant qui est la chose principale. Mais de ce fait le succès de la révolution prolétarienne est conditionné par l’aptitude des dirigeants, ce qui constitue une déviation suspecte par rapport au marxisme.

Ce problème de la direction, que nous rencontrons tous les jours dans la tactique des partis et des organisations de la III° Internationale (nous ne citons que la question des syndicats, le parlementarisme et les questions organisationnelles dans les p.c. eux-mêmes) a été transféré aussi dans le champ économique avec le communisme d’État. Dans cette vision des choses, l’aptitude et le comportement du dirigeant détermine dans une large mesure le sort d’une telle société. De même, c’est ainsi que la glorification de Lénine et d’autres, un culte de la personnalité de mauvais goût, peut être expliqué.

« L’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes ». Ces paroles ne perdent pas de leur validité quand l’on considère la libération économique des ouvriers. Les ouvriers les plus doués, même quand les travailleurs les suivent avec une discipline absolue, ne peuvent pas assumer le travail de libération que leprolétariat doit effectuer par lui-même. De plus, si la dictature prolétarienne paralyse la relation entre le dirigeantet les masses, comme cela se produit dans le communisme d’État, alors ce leadership se transforme,au détriment de toute démocratie, en une nouvelle caste dirigeante dont la société devient dépendante.

La force unie des travailleurs est nécessaire

Lorsque la Russie, le pays où une avant-garde révolutionnaire déterminée, prenant d’assaut le ciel, et ayant entraîné une masse triste et maussade de millions de personnes dans la révolution, a donné naissance à ladoctrine du communisme d’État ; quand cette doctrine, en tant que flamboyant signal de mise à feu de la première révolution prolétarienne victorieuse, a suscité l’enthousiasme des travailleurs de tous les pays, alors sa bureaucratie rigide, son pouvoir d’État ayant été réétabli par la monopolisation de la production, fournit la preuve que l’émancipation finale de la classe ouvrière ne peut pas être déterminée par le communisme d’État, ni non plus par les dirigeants auxquels les masses obéissent par discipline, mais seulement par la propre force des travailleurs eux-mêmes.

Naturellement, la force unie des ouvriers armés doit écraser la bourgeoise parce que c’est seulement de cette manière-là que le pouvoir concentré de l’État bourgeois peut être vaincu. Mais ici ce sont les travailleurs eux-mêmes, armés sur la base des entreprises, qui constituent le pouvoir d’État.

L’unité politique de l’État ouvrier, dirigé par les conseils ou les soviets, dont le sommet constitue le gouvernement des conseils, est une conséquence nécessaire de cette lutte. L’abolition de la propriété privée des moyens de production et sa déclaration en tant que propriété de l’« État » – ou plus précisément: propriété sociale – doivent être effectuées par l’État prolétarien, et donc par le gouvernement.

Les leçons de la Commune de Paris (1871)

Mais maintenant le communisme d’État s’écarte du marxisme parce que,en organisant la possession d’État sous la direction organisationnelle centrale du gouvernement, il dépossède les producteurs immédiats des moyens de production et il les place entre les mains du gouvernement.

Or Marx et Engels réclamaient la transformation des moyens de production en propriété sociale, une production sociale par le moyen de l’association, c’est-à-dire : l’association des producteurs libres et égaux. Pourtant, comme nous le démontrerons plus loin, cela est complètement différent de l’organisation centrale de la production dont s’empare l’État.

Dans sa Guerre civile en France, Marx a tiré les leçons de la Commune de Paris (1871), cette première tentative pour établir le pouvoir des travailleurs. Dans L’État et la révolution, Lénine utilise différentes citations de ce texte pour défendre la dictature du prolétariat contre les falsificateurs sociaux-démocrates de Marx. Nous allons nous servir des mêmes citations que Lénine a employées, afin de démontrer que la « dictature du prolétariat » de Marx signifiait quelque chose de tout à fait différent de ce qui est advenu en Russie :

« Le premier décret de la commune fut […] la suppression de l’armée permanente, et son remplacement par lepeuple en armes. »
« La Commune fut composée des conseillers municipaux, élus au suffrage universel dans les divers arrondissements de la ville. Ils étaient responsables et révocables à tout moment. »
« La Commune », écrivait Marx, « devait être non pas un organisme parlementaire, mais un corps agissant, exécutif et législatif à la fois. »
« Au lieu de décider une fois tous les trois ou six ans quel membre de la classe dirigeante “devait représenter” et fouler aux pieds [ver- und zertreten] le peuple au Parlement, le suffrage universel devait servir au peuple constitué en communes, comme le suffrage individuel sert à tout autre employeur en quête d’ouvriers, de surveillants, de comptables pour ses entreprises. » (x)

Le système des conseils selon Marx

Et donc, Marx a donné une caractéristique du système de conseils prolétarien tel qu’il est maintenant devenu un principe normal pourtous les partis ouvriers révolutionnaires. L’on doit bien garder à l’esprit que le conseil qui est constitué selon cet exposé peut être directement déposé à tout moment, exactement comme des employeurs embauchent ou licencient des ouvriers, des surveillants ou des comptables. Les votants, les ouvriers, sont, dans ce cas-là, les maîtres absolus de leurs « affaires » ! L’on peut montrer par les citations de Marx qui vont suivre combien étaient pensés de manière complètement différente la construction de la Commune et le communisme d’État russe centralisé :

« Dans une brève esquisse d’organisation nationale que la Commune n’eut pas le temps de développer, il est dit expressément que la Commune devait être la forme politique même des plus petits hameaux de campagne […] ».Ce sont les Communes qui auraient également élu la « délégation nationale » de Paris.
« Les fonctions, peu nombreuses, mais importantes, qui restaient encore à un gouvernement central, ne devaient pas être supprimées, comme on l’a dit faussement, de propos délibéré, mais devaient être confiées à des fonctionnaires communaux, autrement dit strictement responsables ».
« L’unité de la nation ne devait pas être brisée, mais au contraire organisée par la Constitution communale ; elle devait devenir une réalité grâce à la destruction du pouvoir d’État qui prétendait être l’incarnation de cette unité, mais voulait être indépendant de la nation même, et supérieur à elle, alors qu’il n’en était qu’une excroissance parasitaire. Tandis qu’il importait d’amputer les organes purement répressifs de l’ancien pouvoir gouvernemental, ses fonctions légitimes devaient être arrachées à une autorité qui prétendait se placer au-dessus de la société, et rendues aux serviteurs responsables de la société. » (y).

La question des masses et des dirigeants dans les communes

Il est établi ici clairement et sans ambigüité que « les fonctions, peu nombreuses, mais importantes, qui restaient encore à un gouvernement central » doivent être exercées par des fonctionnaires communaux qui sont strictement responsables à tout moment devant leurs électeurs immédiats. Les fonctionnaires exécutifs du gouvernement central ne sont pas des fonctionnaires d’État, mais des fonctionnaires communaux, car ils ne sont pas responsables vis-à-vis du gouvernement de l’État, mais vis-à-vis de leurs électeurs directs dans la Commune. Si l’on suppose la possibilité d’un tel régime (c’est-à-dire que les fonctions sociales centrales soient exercées par des fonctionnaires communaux et par conséquent responsables de la Commune, laquelle garantit l’unité du pays ou de la société), alors un dépérissement de l’État peut être imaginé. Mais dans un tel régime, un État ne doit plus exister du tout parce que ce qui peut être encore appelé le gouvernement central n’a pas de pouvoir autonome, puisqu’il est entre les mains des communes. L’établissement du système des communes ou des conseils dans l’ensemble du pays serait ainsi l’élimination simultanée de l’État parasitaire. « Tandis qu’il importait d’amputer les organes purement répressifs de l’ancien pouvoir gouvernemental, ses fonctions légitimes devaient être arrachées à une autorité qui prétendait se placer au-dessus de la société, et rendues aux serviteurs responsables de la société&nbswp;». Une fois qu’un tel régime a vraiment été mis en œuvre, l’État s’est réellement éteint, attendu que la société n’en a plus besoin.

Les conditions du dépérissement de l’État

Il est clair que cette situation ne peut pas exister sous la dictature du prolétariat. Ce n’est que lorsque les anciennes fonctions légitimes du pouvoir d’État, que l’on appellera désormais les fonctions centrales de la société, pourront être transférées aux fonctionnaires communaux qu’un pouvoir d’État– ici la dictature du prolétariat – ne sera plus nécessaire. Le transfert de ces fonctions dépend du fait que la commune exerce ces fonctions centrales volontairement et que ces fonctions et mesures destinées à faire tenir la société ne rencontrent pas de résistance. L’ancien pouvoir d’État doit en quelque sorte prendre vie dans les communes en créant une centralisation volontaire pour l’exercice des fonctions centrales et lecontrôle des mesures qui en résultent.

Mais, étant donné que les principales fonctions centrales de la dictature prolétarienne consistent en l’abolition de la propriété privée et, en outre, de tous les privilèges, par le transfert des moyens de production à une prise de possession sociale (par l’association des producteurs libres et égaux), tous les individus qui peuvent perdre ces privilèges ou leur propriété privée, ou seulement leur idéologie, résisteront à ces fonctions centrales. Les fonctions de ce nouvel ordre social ne peuvent donc pas être transférées à ces personnes ou à ces classes ; tant que cette résistance existe, la dictature du prolétariat est nécessaire. Cependant, les communes où cette résistance a été surmontée (par exemple, quand il y a une large majorité de travailleurs qui sont loyaux envers le communisme) pourraient elles-mêmes assumer ces fonctions. L’extinction graduelle de l’État est impensable autrement.

Mais il résulte par conséquent de cela que l’État prolétarien doit être attentif à se priver de tout pouvoir dès le début en attribuant le pouvoir à une centralisation volontaire, c’est-à-dire en le transférant aux communes. La création de ces conditions est la tâche de la dictature puisque son objectif est de devenir superflue.

L’opposition des deux systèmes

D’après Marx, les fonctions, peu nombreuses, mais importantes, du gouvernement central seront transférées aux fonctionnaires communaux (strictement responsables devant la Commune). Ainsi, lorsque l’autogouvernement communal est devenu une chose évidente, le pouvoir d’État central est rendu superflu par la centralisation volontaire des communes. Lénine est d’accord avec ce raisonnement et il le fait même sien. Mais, selon la théorie du communisme d’État (développée également par Lénine), tous les moyens de production sont propriété de l’État et ils sont centralisés à « la manière du monopole d’État capitaliste ». Ce « mécanisme (organisationnel) d’entreprise publique en général » suppose la direction du gouvernement. Il est par conséquent un instrument du pouvoir de l’État et non des communes.

Et les fonctions de ce monopole, de ce « mécanisme (organisationnel) d’entreprise publique en général », sont exercées par des fonctionnaires qui sont responsables vis-à-vis du gouvernement central et non vis-à-vis des communes. Un contraste plus éblouissant que celui qui se reflète entre les deux systèmes est inimaginable.

Et pourtant, Lénine a pensé réunir ces deux visions dans son écrit L’État et la révolution, et que cela soit possible est la croyance de tous les partisans de la III° Internationale, même aujourd’hui.


Deux citations d’Engels par Lénine

(Source: L’État et la révolution)

« Le prolétariat s’empare du pouvoir d’État et transforme les moyens de production d’abord en propriété d’État. Mais par-là, il se supprime lui-même en tant que prolétariat, il supprime toutes les différences de classes et oppositions de classes et également en tant qu’État. La société antérieure, évoluant dans des oppositions de classes, avait besoin de l’État, c’est-à-dire, dans chaque cas, d’une organisation de la classe exploiteuse pour maintenir ses conditions de production extérieures, donc surtout pour maintenir par la force la classe exploitée dans les conditions d’oppression données par le mode de production existant (esclavage, servage, salariat). L’État était le représentant officiel de toute la société, sa synthèse en un corps visible, mais cela, il ne l’était que dans la mesure où il était l’État de la classe qui, pour son temps, représentait elle-même toute la société : dans l’Antiquité, État des citoyens propriétaires d’esclaves ; au Moyen Âge, de la noblesse féodale ; à notre époque, de la bourgeoisie. Quand il finit par devenir effectivement le représentant de toute la société, il se rend lui-même superflu. ».
« Le premier acte dans lequel l’État apparaît réellement comme représentant de toute la société, – la prise de possession des moyens de production au nom de la société, – est en même temps son dernier acte propre en tant qu’État. L’intervention d’un pouvoir d’État dans des rapports sociaux devient superflue dans un domaine après l’autre, et entre alors naturellement en sommeil. Le gouvernement des personnes fait place à l’administration des choses et à la direction des opérations de production. L’État n’est pas “aboli”, il s’éteint. ».
(Anti-Dühring, Monsieur E. Dühring bouleverse la science, p. 301-303 de la 3e édition allemande) (z).

Notes rédactionelles

a. Cette adaptation a été publiée en 1932 sous la forme d’une brochure en langue néerlandaise par les Groupes des Communistes Internationaux (g.i.c.) (les données biographiques peuvent être trouvées dans l’avant-propos des éditeurs de cette édition [introuvable]).

b. Dans l’article de 1927 : « la conversion de l’économie selon les nouveaux principes collectifs (communistes) ».

c. Dans l’article de 1927 : « marxistes autoritaires ».

d. L’article de 1927 continue : « En cela, la social-démocratie embourgeoisée va si loin qu’elle veut envisager déjà la transformation de l’économie capitaliste en socialisme par l’État bourgeois (que les travailleurs devraient conquérir pour eux-mêmes au moyen du suffrage universel). Il faut le noter : on dit cela en théorie, mais la pratique est différente.
Mais lorsque la social-démocratie a été en 1918-1919 aux commandes de l’État en Allemagne (et pas au moyen du suffrage universel), elle n’a pas pu décider si et quelles industries seraient « mûres  pour l’étatisation. Finalement, elle a choisi le capitalisme privé en tant que la meilleure forme économique. Par conséquent, le « marxisme » social-démocrate a pratiquement abandonné le problème de la construction du socialisme et il peut donc ne plus être pris au sérieux. Les choses sont différentes en ce qui concerne les sociaux-démocrates moscovites, le Parti bolchevik de Russie. Ce dernier a réalisé l’idée de l’étatisation des moyens de production en suivant une voie cohérente au cours de la Révolution russe depuis 1917.».

e. Dans l’article de 1927 : « L’État a remplacé les anciens capitalistes privés, et l’ouvrier vend sa force de travail à cet État, tandis que l’État fixe et règle les salaires, mais seulement à l’intérieur des limites tracées pour lui par le libre marché et la concurrence.»

f. Dans l’article de 1927 : « est appelé avec arrogance un État des ouvriers et des paysans ».

g. Le passage de « Il occupe la même place […] » jusqu’à « une exploitation à la dureté sans précédent » a été ajouté dans la version de 1932.

h. Lénine, L’État et la révolution (Chapitre I : La société de classe et l’État, Section 3: L’État, instrument pour l’exploitation de la classe opprimée): marxists.org .
Dans l’article de 1927, Hempel donne ses sources : « Nous citons Lénine dans “L’État et la révolution”, Aktions-Verlag, Berlin-Wilmersdorf, 1918. Il est possible que les numéros de page soient différents dans les différentes éditions. Le texte d’Engels que nous citons a pour titre : “Der Ursprung der Familie, des Privateigentums und des Staats”, Verlag Dietz Nachf. , Berlin ».
[Remarque des éditeurs : dans l’article de 1927, il y a deux autres citations d’Engels par Lénine qui suivent celle qui est donnée ici. Elles proviennent d’un paragraphe de « Monsieur Eugen Dühring bouleverse la science [Anti-Dühring]” qui ont été incluses dans l’Appendice de cette édition  « Deux citations d’Engels par Lénine ».

i. Dans l’article de 1927: « Engels affirme clairement que les moyens de production doivent devenir la propriété de l’État, l’État prend possession au nom de la société. Par conséquent, Lénine fonde également sa théorie sur cette affirmation. » (« également » a été omis dans la brochure de 1932).

j. Dans l’article de 1927 : «  […] il est en mesure de dominer les larges masses » (l’accent mis sur « en réalité » y est donc absent).

k. Dans l’article de 1927 : « Un mélange avec les “producteurs libres” (les ouvriers) n’est pas possible dans cet appareil et, même si c’était permis, il ne serait pas compatible avec une direction centrale unifiée ».

l. Ce paragraphe était formulé différemment dans l’article de 1927 : « Les élections aux soviets pour le gouvernement central devrait fournir un dispositif de protection pour cet État qui prend le contrôle des moyens de production “au nom de la société” – ce qui est demandé par Engels et également par Lénine – pour administrer réellement les affaires et diriger la production au nom de la société, afin que l’État dépérisse dans le processus de cette révolution. Il faut toujours garder à l’esprit que l’économie tout entière est unifiée dans un centre [« Zenter »] duquel elle reçoit des directives et par lequel elle est dominée. Et donc les élections aux soviets dans les différentes communautés sur place n’ont absolument aucune influence sur la conception déterminante de l’économie. Il est déterminant pour la société de pouvoir exercer une influence dans son sens sur le sommet central de la direction de la production – qui est en même temps, dans ce cas, le gouvernement -afin que le gouvernement agisse réellement “au nom de la société”. »

m. Dans l’article de 1927 : « Nous ne voulons pas examiner ici si cela est vraiment possible, et à quel degré, mais seulement tirer la conclusion que ce gouvernement ou direction centrale ne peut pas dépérir […] ».

n. marxists.org .

o. marxists.org . [Anti-Dühring (N.d.T.)].

p. La première des trois parties de l’article de 1927 s’arrête ici.

q. marxists.org .

r. Il est probable que les g.i.c. citent la traduction néerlandaise de L’État et la révolution par Gorter.

s. marxists.org .

t. Ce fragment dans la version néerlandaise originale correspond au chapitre ayant le même titre dans : Fundamental Principles of Communist Production and Distribution [Principes fondamentaux de la production et de la distribution communistes] : nl.

u. marxists.org . Cette citation est plus étendue que dans l’édition néerlandaise de 1932 [Note de l’éditeur].

v. C’est ici que le fragment qui est identique aux Fundamental Principles s’achève.

w. marxists.org . Les italiques de « nous-mêmes » ont été ajoutés par l’éditeur, et on les trouve dans l’original néerlandais des g.i.c. et également dans les Lenin Werke, Dietz Verlag, Berlin, 1981, vol. 25, p. 439. Selon cette dernière édition, Lénine écrit : « Organisons nous-mêmes en tant qu’ouvriers la grande production […] ».

x. marxists.org .

y. marxists.org .

z. marxists.org .


Compiled by Vico, 12 May 2020, latest additions 17 May 2020






























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