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Théma: Développement en nature et société


Darwinisme et Marxisme ou Marxisme et Darwinisme ; une énigme de la traduction / Anton Pannekoek, 2009, 2019


 Allemand et néerlandais 1909, estonien 1910, anglais 1912, ukrainien 1919, espagnol 1937, roumain 1945; catalan ca. 2004; nous donnons ici les traductions de 2009 et de 2019; les annotations de la version néerlandaise seront traduits.


 La traduction française de ce texte est devenu un butin de guerre ; on ira commenter ici plus tard sur les résultats ; entretemps, on demande aux francophones de nous aider.


Marxisme et Darwinisme; la traduction de 2019


 Source de la traduction:  Marxisme et Darwinisme / Anton Pannekoek; traduction de l’allemand, édition et notes de Ph. B. – Paris : Moto proprio , 2019. – 48 p.; ici corrigé (non pas que typographiquement); les annotations et l’introduction n’ont pas été reprit.


Le darwinisme

Si l’on considère la seconde moitié du XIXe siècle, on ne trouve guère que deux chercheurs qui auront autant dominé la vie spirituelle. Ce sont Darwin et Marx. Leur doctrine a révolutionné la vision du monde des grandes masses. Depuis des décennies, leurs noms sont sur toutes les lèvres, leurs doctrines sont au centre des luttes d’idées qui accompagnent les luttes sociales actuelles. La raison en est principalement la haute valeur scientifique de leurs enseignements.

L’importance scientifique tant du marxisme que du darwinisme réside dans l’application du concept d’évolution, ici dans le domaine du monde organique, celui des organismes vivants, là dans celui du monde social. Or cette notion d’évolution n’était pas du tout nouvelle ; le concept lui-même avait déjà été utilisé et le philosophe Hegel l’avait même placé au cœur de sa philosophie. Il est donc nécessaire d’indiquer plus précisément en quoi consistent les apports de Darwin et Marx dans ce domaine.

La doctrine selon laquelle les plantes et les animaux ont évolué de façon différenciée remonte au siècle dernier. Dans le passé, en réponse à la question « d’où proviennent les milliers et centaines de milliers d’espèces différentes d’animaux et plantes connues », on proclamait : lors de la Création du Monde, Dieu les a tous créés, chacun selon son espèce. Cette théorie rudimentaire se conformait à l’expérience selon laquelle les animaux et les plantes connus, si l’on s’en tient aux plus anciennes données transmises, étaient toujours restés identiques à eux-mêmes. Dans le champ scientifique, cette expérience s’exprimait ainsi : toutes les espèces sont immuables parce que les parents transmettent toujours leurs particularités à leurs enfants. Les plantes et les animaux avaient néanmoins certaines particularités, ce qui modifia peu à peu la vision des choses. Les plantes et les animaux pouvaient être ordonnancés en système, un système qui fut exposé pour la première fois par le naturaliste suédois Linné. Dans son système, les animaux sont divisés en divisions principales, celles-ci en classes, les classes en ordres, les ordres en familles et les familles en genres, dont chacun inclut plusieurs espèces. Dans ce système, plus les animaux sont proches les uns des autres de par leurs particularités, plus le groupe auquel ils appartiennent conjointement est restreint. Tous les animaux appartenant à la classe des mammifères présentent le même caractère général dans leur anatomie. Dans leurs caractéristiques sous-jacentes, les animaux domestiqué, les prédateurs, les singes diffèrent les uns des autres, et chacun forme un ordre. Les ours, les chiens et les chats, qui sont tous des prédateurs, ont beaucoup plus de choses en commun dans leur anatomie qu’ils n’en ont avec les chevaux ou les singes. La ressemblance entre les différentes espèces d’un même genre est encore plus grande : chat, tigre et lion présentent de nombreuses caractéristiques identiques, qui les différencient des chiens et des ours. Si l’on passe maintenant des mammifères à d’autres classes, comme celle des oiseaux ou des poissons, on note déjà des différences bien plus grandes qu’entre membres d’une même classe. Néanmoins, dans l’anatomie, le squelette et le décubitus dorsal du système nerveux, une structure de base commune perdure. Cette caractéristique ne disparaît que si l’on passe de cette division principale, qui englobe tous les vertébrés, aux mollusques, aux arthropodes ou aux polypes.

Ainsi, la globalité du monde animal peut être quasiment répartie et ordonnée en tiroirs et compartiments. Il n’y a nul arbitraire, rien que de l’ordre. Si chaque espèce animale avait été créée de manière totalement indépendante de toutes les autres, on ne trouverait aucune raison venant le justifier. On ne saisirait pas très bien pourquoi il n’existerait pas, par exemple, des mammifères à six pattes. Il faudrait alors supposer que l’Esprit divin du Créateur avait préalablement adopté le système ordonné de Linné comme modèle au moment de la Création. Mais une autre façon d’expliquer les choses s’offrait maintenant. La parenté anatomique chez les animaux peut aussi provenir d’un véritable lien de parenté. Selon cette conception, la concordance plus ou moins marquée dans les caractéristiques est le signe d’un lien de parenté plus ou moins étroit, semblable à celui existant entre frères et sœurs qui se ressemblent plus que d’autres parents. Les espèces animales n’ont pas été créées individuellement, mais descendent les unes des autres. Elles forment un arbre généalogique qui, à partir d’animaux primitifs et d’anatomie rudimentaire, se ramifie toujours plus, et dont les plus petites branches, ultimes, représentent les actuelles espèces. Toutes les espèces de chats proviennent d’un chat primitif qui descend, à côté d’un chien primitif et d’un ours primitif, d’un premier type originel de prédateur. Le prédateur primitif, l’animal domestiquefamilier primitif, le singe primitif descendent tous d’un mammifère primitif à une époque encore plus lointaine, et ainsi de suite.

Cette théorie généalogique a été défendue par Lamarck et Geoffroy Saint-Hilaire dans la première moitié du XIXe siècle. Une telle théorie fut loin de faire l’unanimité. La conception était subtile, mais sans plus. Son exactitude au regard des faits ne put être prouvée par ces savants ; elle resta une hypothèse, une conjecture. Et Darwin vint. Son ouvrage majeur L’Origine des espèces, paru en 1859, frappa et illumina comme un brillant éclair. Il acquit rapidement la réputation d’une vérité scientifique incontestable au sein de la masse d’érudits et de savants. Depuis lors, la théorie généalogique est devenue inséparable du nom de Darwin. Quelle en était la raison ?

Cela est dû partiellement au fait que de plus en plus de matériel expérimental s’accumulait, qui venait conforter cette théorie. L’on avait observé des animaux qui s’intégraient mal dans le système, comme les mammifères ovipares, les poissons pulmonés et les vertébrés sans vertèbres. La théorie de la descendance expliquait simplement qu’il s’agissait de vestiges d’un processus transitionnel entre les principaux groupes. En mettant au jour les couches géologiques profondes, on exhuma de plus en plus de restes d’animaux préhistoriques, qui semblaient différents de ceux d’aujourd’hui. Certains d’entre eux se sont révélés être les ancêtres des animaux d’aujourd’hui ; certains d’entre eux ont également, dans leurs formes successives, laisser apparaître l’existence d’un tel enchainement, comme si la forme la plus ancienne s’était progressivement transformée pour donner la forme la plus récente. Puis fut fondée la théorie cellulaire ; chaque plante ou animal, composé de millions de cellules, se forme à partir d’une cellule-œuf par une suite ininterrompue de divisions et différenciations cellulaires ; alors l’idée que des organismes supérieurs descendent d’êtres unicellulaires primitifs ne parut plus aussi absurde.

Mais toutes ces nouvelles données scientifiques ne pouvaient encore hisser la théorie au niveau d’une vérité établie. La preuve la plus directe de son exactitude eût été l’observation qu’une transformation d’une espèce à l’autre s’accomplit sous nos yeux, de façon observable et irréfutable. Mais une telle observation est exclue. Comment peut-on alors prouver que les espèces animales se transforment réellement au point d’adopter de nouvelles formes, si ce n’est en décelant la cause, la force motrice d’une telle transformation ? Ce fut l’œuvre de Darwin. Darwin a découvert le mécanisme du développement animal, prouvant dès lors que, sous certaines conditions, d’autres espèces animales se transforment nécessairement en d’autres espèces animales. Maintenant, il s’agit d’expliquer un tel mécanisme.

Son premier fondement est la nature de l’hérédité, à savoir que les parents transmettent leurs particularités à leurs enfants, mais qu’en même temps les enfants diffèrent toujours de leurs parents sur certains points mais aussi les uns des autres. Par conséquent, les animaux d’une même espèce ne sont pas complètement identiques, mais diffèrent à tous égards quelque peu du type moyen. Sans ce que l’on appelle la variabilité, aucune espèce animale ne pourrait se transformer en une autre. Pour toute nouvelle formation d’espèce, il suffit que s’amplifie une certaine modification par rapport au type moyen, que cette variation se poursuive dans la même direction au point de devenir si grande que le nouvel animal ne fasse plus partie de l’ancienne espèce. Mais où réside cette force susceptible de provoquer une variation progressive dans une même direction ?

Cette force, Lamarck la chercha et la trouva dans l’usage de certains organes, qui sont intensément sollicités et de ce fait ne cessent de se perfectionner. De même que l’homme renforce les muscles de ses jambes par des courses répétées, de même le lion a développé une puissante musculature, et de même le lièvre a développé à l’usage des pattes conçues pour la course. Les girafes ont développé de leur côté un long cou : pour atteindre les feuilles des arbres dont elles se nourrissent, elles devaient de plus en plus grandir au niveau de la tête, et pouvaient ainsi étirer leur cou. Leur cou s’est ainsi de plus en plus allongé et la transformation d’un animal doté d’un cou court, semblable à l’antilope, a donné cette singulière girafe au long cou. Pour beaucoup, cette explication était incroyable ; elle était insuffisante quand il s’agissait d’expliquer, par exemple, pourquoi la grenouille brune devait être verte pour bien assurer sa protection.

Pour résoudre un tel problème, Darwin s’est reporté à un autre domaine d’expérience. Les éleveurs et les jardiniers sont toujours en mesure de développer artificiellement de nouvelles races ou variétés spécifiques. Si un horticulteur veut développer – à partir d’une certaine plante – une variété à grandes fleurs, il lui suffit de détruire dans tout le massif toutes les plantes à petites fleurs avant qu’elles ne sortent et de ne garder en vie que les seules plantes à grandes fleurs. Si le procédé se répète chaque année, les fleurs deviendront de plus en plus grandes, parce que chaque génération ressemble grosso modo à ses parents à grandes fleurs, et que ce qui subsiste pour la reproduction aura toujours des fleurs plus grandes que la génération précédente. Grâce à ce procédé – conscient ou inconscient  – les hommes ont développé une multitude de races d’animaux domestiques et de plantes cultivées, qui souvent présentent des variations de leur forme primitive – bien plus, en comparaison, que les espèces sauvages ne diffèrent entre elles.

Si l’on chargeait un éleveur de créer un animal au long cou à partir d’un animal au cou court de type antilope, cela ne lui semblerait pas en principe irréalisable. Il lui suffirait de sélectionner les spécimens qui ont les cous les plus longs, de les croiser et d’éliminer tous les autres avant qu’ils ne deviennent adultes. Si cela se répétait à chaque nouvelle génération, le cou devrait progressivement s’allonger, et, au bout du compte, on obtiendrait un animal du type girafe.

Ici on obtient ce résultat parce qu’existe une volonté consciente de réaliser un certain objectif, ce qui entraine la sélection de certains animaux pour l’élevage. Toutefois, une telle volonté n’apparaît pas dans la nature. Dans la nature, les déviations qui se manifestent dans toutes les directions doivent mutuellement s’annuler, de sorte qu’aucune d’elles ne peut être plus marquée par rapport aux autres. Mais, si ce n’est pas le cas, où réside la force qui opère une telle sélection dans la nature ?

Darwin s’est longtemps confronté à ce problème, avant de trouver une réponse dans la lutte pour l’existence. Cette théorie reflète un ordre social, celui du système de production à l’époque de Darwin, car sa théorie d’une lutte pour l’existence dans la nature a pris pour modèle la concurrence capitaliste. Ce n’est pas directement à partir de sa propre observation, mais indirectement à partir d’un ouvrage de l’économiste Malthus que la lutte pour l’existence s’est imposée à lui. Malthus a essayé d’expliquer que s’il y a tant de misère et de famines dans le monde bourgeois et que si beaucoup tombent victimes de la concurrence, c’est parce que la population augmente bien plus vite que les moyens de subsistance disponibles. Il n’y a donc pas assez de nourriture pour tous les hommes ; chacun doit donc lutter pour sa survie, et un grand nombre périr misérablement. Cette théorie a proclamé que concurrence capitaliste et misère étaient des lois naturelles inévitables. Darwin affirme dans son Autobiographie que l’ouvrage de Malthus l’a amené à l’idée d’une lutte pour l’existence :

« En octobre 1838, quinze mois après avoir initié des recherches systématiques, je lisais pour me divertir Principe de population de Malthus. Comme j’étais bien placé pour reconnaître la lutte omniprésente pour l’existence, du fait de mes nombreuses observations sur la vie des animaux et des plantes, l’idée me vint soudainement que, dans de telles circonstances, des variations favorables auraient tendance à être préservées, et les défavorables à être détruites. Il en résulterait la formation de nouvelles espèces. J’avais donc enfin trouvé une théorie sur laquelle m’appuyer dans mon travail de recherche. »

C’est un fait que le nombre de naissances animales croît plus vite que la nourriture disponible :

« Il n’y a aucune exception à la règle que tout être organisé se multiplie naturellement avec tant de rapidité que, s’il n’est détruit, la terre sera bientôt couverte par la descendance d’un seul couple. Par conséquent, il s’ensuit nécessairement une lutte féroce pour l’existence. Chaque animal essaie de rester en vie, toujours prêt à dévorer les uns, sans se faire dévorer par les autres. Il lutte avec ses qualités et ses armes particulières contre tout un environnement hostile : contre les prédateurs qui le guettent, contre le froid, la sécheresse, la chaleur, les inondations ou tout autre événement naturel menaçant son existence. Par-dessus tout, l’animal lutte contre ses congénères qui ont le même mode de vie, les mêmes armes ou capacités, la même nourriture et les mêmes ennemis. Bien sûr, ce combat n’est pas direct ; le lièvre ne se bat pas directement avec le lapin, ni le lion avec le lion sauf dans la lutte pour les femelles – mais ce combat pour l’existence est une compétition, une rivalité. Tous ne peuvent pas atteindre l’âge adulte, la plupart périront ; ne survivent que ceux qui remportent la compétition. Quels sont les gagnants de cette compétition ? Ceux qui, par leurs caractéristiques, par leur constitution physique, sont les plus aptes à trouver de la nourriture et les plus aptes à se soustraire aux griffes de leurs ennemis, qui sont ainsi les mieux adaptés aux conditions de vie existantes. Les mieux adaptés survivront. La lutte pour l’existence provoque une sélection naturelle. Étant donné qu’il y a de plus en plus d’individus d’une espèce qui naissent que de survivants et que la bataille de la survie doit sans cesse recommencer, il va sans dire qu’un être qui est doté d’un certain avantage par rapport à ses congénères aura plus que d’autres des chances de survivre et sera donc choisi par la nature elle-même pour se reproduire. Et puisque les variations sont héréditaires, l’individu sélectionné est la cause de la perpétuation de la race sous une nouvelle forme modifiée. »

Nous tenons ici une autre explication pour comprendre l’origine de la girafe. Quand l’herbe ne pousse pas dans un endroit donné, les animaux doivent se nourrir des feuilles des arbres et tous ceux dont le cou est trop court pour les atteindre périssent. La nature elle-même fait un choix et ne laisse survivre que les animaux qui ont le cou le plus long. Se référant à la sélection opérée par l’horticulteur ou l’éleveur, Darwin donna à ce processus le nom de « sélection naturelle ».

Ce processus produit alors nécessairement et sans interruption de nouvelles espèces d’animaux. Puisqu’il naît trop d’individus pour une même espèce, ceux-ci tentent sans cesse d’étendre les frontières de leur territoire actuel. Afin d’assurer dans de nouvelles conditions leur subsistance, ceux qui vivent dans la forêt vont dans la plaine, ceux qui vivent sur la terre ferme vont dans l’eau, ceux qui vivent sur le sol grimpent dans les arbres. Dans des conditions nouvelles, les prédispositions ou les variations auparavant inutiles s’avèrent utiles, elles ne font que se renforcer. Les organes se transforment avec le mode de vie, ils s’adaptent aux nouvelles conditions d’existence, et à partir de l’ancienne espèce une nouvelle forme se crée. Si les milliers de conditions de vie différentes sur terre apportent déjà avec elles des milliers de formes animales, qui sont adaptées, la migration constante d’espèces existantes transplantées dans de nouvelles conditions de vie entraine la multiplication par cent du nombre de formes animales.

Si la théorie de Darwin explique ainsi la descendance commune des animaux, leur transformation et leur origine à partir d’êtres vivants primitifs, elle explique aussi la merveilleuse utilité fonctionnelle partout présente dans la nature. Autrefois, elle ne pouvait s’expliquer que par la sage Providence du Créateur ; à présent, son origine naturelle s’éclaire d’elle-même. Car cette utilité fonctionnelle n’est rien d’autre qu’une adaptation aux conditions de vie. Chaque animal, chaque plante s’adapte précisément aux conditions existantes, parce que tous ceux qui sont moins fonctionnels, moins bien adaptés, sont éliminés au cours de la lutte pour l’existence. La rainette verte, qui est issue de la grenouille brune, doit conserver sa couleur verte protectrice, car tout individu qui s’en écarte se remarque plus facilement : il est plus vite repéré par ses ennemis et les insectes ; soit il est dévoré, soit il peine à trouver sa nourriture.

C’est de cette façon que Darwin nous a montré pour la première fois que les nouvelles espèces devaient se former à partir des anciennes. Ainsi, la théorie de la descendance – qui n’était auparavant qu’une supputation tirée de nombreux phénomènes isolés ne pouvant s’expliquer d’aucune autre manière – a acquis un haut degré de certitude, en exprimant le fonctionnement nécessaire de certaines forces identifiables. C’est l’une des principales raisons pour lesquelles la théorie de Darwin a si rapidement dominé les discussions scientifiques et capté l’attention du public.

Le marxisme

Si nous passons maintenant au marxisme, on note dès l’abord un grand nombre de points communs. Tout comme chez Darwin, l’importance scientifique du travail de Marx réside dans le fait qu’il a mis au jour la force motrice, la cause, le mécanisme du développement social. Toutefois, il n’eut point besoin de faire la démonstration qu’une telle évolution était un processus réel ; tout le monde savait que, depuis des temps immémoriaux, de nouvelles formes sociales avaient à maintes reprises remplacé les anciennes. Mais la cause de cette évolution, et donc son dessein, demeurait inconnue.

Marx s’est basé théoriquement sur l’expérience de son temps. Le grand bouleversement politique qui a donné à l’Europe sa forme politique actuelle, la Révolution française, était généralement reconnu comme une lutte des classes. Tout le monde savait qu’il s’agissait au fond d’une lutte pour le pouvoir menée par la bourgeoisie contre la noblesse et la monarchie. Par la suite, de nouvelles luttes de classes sont apparues. En Angleterre, la lutte de la bourgeoisie industrielle contre les propriétaires fonciers dominait la politique, tandis qu’au même moment la classe ouvrière se soulevait déjà contre la bourgeoisie. Quelles étaient donc ces classes ? Qu’est-ce qui les distinguait ? Marx a prouvé que ces classes se différencient par les différentes fonctions qu’elles occupent dans le procès de production. Ce ne sont pas les privilèges de statut ou de fortune, mais exclusivement le rôle joué dans le processus social de production qui détermine l’appartenance de classe des êtres humains. Les classes trouvent leur origine dans la production, laquelle détermine leur nature et leur caractère. La production n’est rien d’autre que le procès social de travail, par lequel les hommes tirent de la nature leurs moyens de subsistance. C’est cette production des biens matériels nécessaires à la vie qui constitue le socle de la société, qui détermine les relations politiques, les luttes sociales, ainsi que les formes de la vie intellectuelle.

Les formes de ce procès social de travail n’ont cessé de changer au fil du temps. D’où proviennent ces changements ? Les formes du travail, les rapports de production dépendent des outils utilisés dans le procès de travail, de la technique et des forces productives en général. Parce qu’au Moyen Âge on utilisait un petit outillage –  ;alors que maintenant on travaille en utilisant de grosses machines –, le petit artisanat et le féodalisme prévalaient alors qu’aujourd’hui prédomine le grand capitalisme ; c’est pour cela que la noblesse féodale et la petite bourgeoisie étaient alors les classes les plus importantes, tandis qu’à présent ce sont la bourgeoisie et le prolétariat.

Le développement des outils, des moyens techniques dont l’homme dispose est donc la cause profonde, la force motrice de tout développement social. Les hommes, bien sûr, s’efforcent d’améliorer leurs outils afin de rendre le travail plus aisé et plus productif, et l’utilisation pratique des outils, le travail lui-même, conduit toujours leur esprit à ces nouvelles améliorations. C’est ainsi qu’il se produit un progrès constant, parfois plus lent parfois plus rapide, de la technique, qui transforme en même temps les formes sociales du travail. De nouvelles conditions de production, de nouvelles institutions sociales émergent et de nouvelles classes apparaissent. Ainsi, des luttes sociales, c’est-à-dire politiques, se font simultanément jour. Pour les classes qui sont régies par l’ancien ordre de production, il s’agit de maintenir artificiellement les institutions en place. En revanche, les nouvelles classes ascendantes cherchent à promouvoir un nouveau mode de production ; en menant la lutte de classe contre la classe dirigeante antérieure et en triomphant d’elle, elles ouvrent la voie au nouveau mode de production et ainsi à un développement sans entrave de la technique.

Ainsi, la théorie de Marx a mis à nu la force motrice et le mécanisme du développement social. Cela prouve que l’histoire des différentes formes de société n’est pas le fruit du hasard, mais correspond à un développement régulier suivant comme un tout une direction générale. En même temps, il a été prouvé que le développement social ne s’arrête pas à l’ordre des choses actuel, parce que la technique du futur atteindra un degré de perfection toujours plus élevé.

Ainsi, ces deux théories, le darwinisme et le marxisme, l’une dans le monde organique et l’autre dans la sphère humaine, ont élevé le principe de l’évolution au rang d’une science solidement établie et ont contribué à sa diffusion victorieuse. Ce faisant, elles ont fait de la doctrine de l’évolution le fondement d’une vision du monde qui a gagné les couches les plus profondes de la population.

Marxisme et lutte de classes

Le succès d’une théorie ne dépend pas seulement de son contenu scientifique. Bien sûr, une théorie doit avoir une grande valeur scientifique si elle veut vraiment à long terme emporter l’adhésion. Mais cela ne suffit pas. Il est souvent arrivé qu’une théorie scientifique soit de la plus haute importance pour la science, et pourtant, qu’à l’exception d’un petit cercle de savants, elle ne fasse dans la pratique l’objet d’aucune considération. La théorie de l’attraction de Newton est ainsi le fondement de l’astronomie, sur laquelle reposent toutes nos connaissances et nos prédictions dans l’observation du ciel. Et pourtant, quand elle apparut, la théorie de Newton ne trouva pratiquement aucun adepte chez les savants anglais, et ce n’est qu’un demi-siècle plus tard qu’elle acquit une large reconnaissance grâce un ouvrage de vulgarisation rédigé de la main de Voltaire.

Mais ce manque de réceptivité scientifique n’a rien de bizarre. La science est un outil entrant dans le procès de production au sens le plus large ; c’est une spécialité d’un groupe particulier de savants, tout comme la forge est la spécialité du forgeron ; et ses progrès ne s’adressent d’abord qu’aux professionnels de la science, tout comme un nouveau type de fer forgé ne concerne en premier lieu que le maréchalferrant. C’est seulement lorsqu’une connaissance pénètre de larges couches du terrain social, qu’une classe entière de personnes peut en avoir l’usage concret, chacune d’elles la jugeant alors vitale. Si nous constatons qu’une théorie scientifique suscite le zèle et la passion des grandes masses, la raison en est que cette doctrine leur fournit une arme dans la lutte des classes. Car c’est la lutte des classes qui excite le plus puissamment l’esprit des hommes et fait battre leur cœur.

C’est ce que l’on constate de façon éclatante dans le cas du marxisme. Si les doctrines d’économie politique de Marx étaient restées sans importance pour la lutte des classes actuelle, seuls quelques spécialistes s’en seraient soucié. Mais le marxisme est une arme dans la lutte de classe du prolétariat ; c’est pourquoi la lutte scientifique fait rage autour de lui, c’est pourquoi le nom de Marx est vénéré par des millions de personnes, qui n’ont que quelques vagues notions de sa théorie ; c’est pourquoi il est aigrement haï par des milliers de gens qui ne le comprennent pas. C’est en raison de son importance pour la lutte de classe prolétarienne que le marxisme est étudié et apprécié avec enthousiasme par les grandes masses, et qu’il domine les batailles d’idées de notre époque. La lutte de classe du prolétariat existait bien avant Marx, parce qu’elle est issue de l’exploitation capitaliste elle-même. Les travailleurs devaient nécessairement en venir à l’idée et à la revendication d’un ordre social différent où l’exploitation serait abolie. Mais le socialisme de l’époque ne pouvait aller au-delà du rêve et de l’espérance qu’il suscitait. Marx a ensuite donné au mouvement ouvrier et au socialisme sa base théorique. Sa théorie de la société montrait que tout ordre social est soumis à un flux continu où le capitalisme ne fait que transiter. Son étude sur les tendances du développement capitaliste a montré que ce système doit nécessairement céder la place au socialisme sous l’effet d’un perfectionnement incessant de la technique. Le nouvel ordre productif ne peut être instauré que par la classe ouvrière luttant contre une bourgeoisie intéressée à conserver l’ancien ordre social. Le socialisme est donc le fruit mais aussi le but de la lutte de classe des ouvriers.

C’est ainsi que la lutte ouvrière elle-même a pris une nouvelle forme. Le marxisme est devenu une arme entre les mains du prolétariat ; à de vagues espoirs, il a donné des objectifs précis ; il a doté les prolétaires d’une claire vision du mouvement social, qui venait les conforter, et il a ainsi posé les fondements d’une tactique correcte. En partant du marxisme, les ouvriers pouvaient démontrer à tout un chacun le caractère éphémère du capitalisme, ainsi que la certitude de leur victoire. En même temps, le marxisme a éliminé les vieilles idées utopiques selon lesquelles le socialisme serait le fruit de la lucidité et de la bonne volonté de tous les êtres intelligents ; qu’il serait une revendication juste et morale ; comme s’il s’agissait de créer une société parfaite et sans taches. Le droit et l’éthique se transforment avec le mode de production et chaque classe détient sa propre vérité sur le sujet. Seule la classe qui trouve son intérêt dans le socialisme peut combattre pour lui. Il ne s’agit pas ici d’instaurer un ordre mondial parfait, mais uniquement de renversement d’un mode de production afin de parvenir à un stade supérieur, celui d’une production socialisée.

Ainsi, parce que la théorie sociale marxienne d’une classe ouvrière ascendante est nécessaire à sa lutte, elle devient donc de plus en plus le bien commun des masses, elle domine de plus en plus leurs pensées, leurs sentiments, leur vision du monde. Parce qu’il est la théorie du renversement social au centre duquel nous nous plaçons, le marxisme se place lui-même au centre des grandes batailles d’idées qui accompagnent le chamboulement de l’économie.

Darwinisme et lutte de classes

Tout le monde sait que le marxisme ne doit son importance et son prestige qu’à son rôle dans la lutte de classe du prolétariat. Avec le darwinisme, de l’avis général, c’est une autre affaire : c’est une nouvelle vérité scientifique qui ne s’attaque qu’aux préjugés religieux et à la sottise. Néanmoins, il n’est pas difficile de voir qu’en réalité sa quête de vérité présente des similitudes avec celle du marxisme. Le darwinisme n’est pas, non plus, l’une de ces théories savantes abstraites qui, au terme d’un examen méticuleux et objectif, à l’issue d’une discussion impartiale, se retrouve peu à peu validée par un cénacle de chercheurs. Non, dès qu’elle fut révélée, cette théorie fut propagée ou combattue avec passion. De plus, le nom de Darwin a été soit porté au pinacle soit cloué au pilori par des gens qui n’avaient aucune idée de la doctrine, sinon que l’homme descendait du singe, et qui n’étaient certainement pas compétents pour juger de sa validité scientifique. Le darwinisme a également joué un rôle dans la lutte des classes, ce qui explique sa rapide divulgation et la passion qu’il déchaîna tant chez ses partisans que chez ses adversaires.

Le darwinisme a été une arme de la bourgeoisie dans sa lutte contre les classes féodales, la noblesse, le clergé et les principautés. Ce fut une lutte très différente de celle du prolétariat. La bourgeoisie n’était pas une classe exploitée cherchant à abolir l’exploitation ; la domination des anciennes puissances se dressait sur son chemin, alors qu’elle voulait établir sa propre domination. Elle fondait ses revendications sur la conscience d’être la classe la plus essentielle de la société, celle qui tient les rênes de la production. Que pouvaient lui opposer les anciennes classes, qui étaient devenues des parasites aussi inutiles que surabondants ? Elles s’appuyaient sur la tradition, se revendiquaient d’un droit divin immémorial. Par le moyen de l’enseignement religieux, les prêtres ont maintenu la grande masse du peuple ignorant dans un état de sujétion, et cet enseignement s’opposait aux revendications bourgeoises.

Par conséquent, la bourgeoisie a été obligée, dans son propre intérêt, de saper le caractère sacré de cette tradition et la vérité de la religion. La science est devenue son arme ; la science s’opposait à la foi, les lois de la nature nouvellement découvertes à la tradition. Si les résultats des recherches sur la nature pouvaient démontrer que les enseignements des curés n’étaient que mensonges et tromperies, l’autorité divine qu’ils incarnaient s’effondrait et le nimbe sacré de la tradition du droit ancestral des classes féodales s’évaporait. Bien sûr, ces classes elles-mêmes n’avaient pas encore été terrassées ; la violence matérielle ne peut être renversée que par la violence matérielle, mais les armes de l’esprit deviennent aussi des moyens de puissance matériels. C’est pourquoi la bourgeoisie ascendante a accordé un tel crédit aux sciences de la nature.

Ici, le darwinisme est arrivé au bon moment. Avec lui, c’était pire : il contredisait les textes bibliques bien mieux que tout autre résultat scientifique ; la généalogie animale de l’homme sapait à la base les dogmes chrétiens. C’est pourquoi le darwinisme a été immédiatement encensé par la bourgeoisie.

Ce ne fut pas le cas en Angleterre. Cela montre l’importance de son rôle dans la lutte des classes pour pouvoir se propager. En Angleterre, il n’y avait pas de classe intéressée à l’utiliser comme une arme de lutte de classe. En Angleterre, la bourgeoisie régnait depuis plusieurs siècles et, comme elle avait déjà fait des compromis avec la monarchie et l’Église, elle leur présentait son traditionnel respect. En tant que masses, elles n’avaient aucun intérêt à attaquer ou à détruire les enseignements religieux. Par conséquent, la nouvelle théorie s’est largement propagée en Angleterre, mais sans créer le moindre trouble. Elle est restée une théorie savante, sans grande signification pratique. Darwin lui-même la considérait comme telle et évitait soigneusement de l’appliquer de but en blanc aux êtres humains afin de ne pas offenser les préjugés religieux. Il s’y décida plus tard, alors que d’autres l’avaient déjà fait bien avant lui, et non sans avoir beaucoup hésité. Dans une lettre adressée à Haeckel, il se plaignit également du fait que sa théorie se heurtât à tant de préjugés ou d’indifférence au point de douter qu’elle soit un jour pleinement reconnue.

Mais en Allemagne, la situation était toute autre ; Haeckel pouvait lui répliquer qu’ici la théorie darwinienne recevait un accueil enthousiaste. En Allemagne, au moment même où apparaissait la théorie de Darwin, la bourgeoisie était sur le point de s’engager dans une nouvelle lutte contre l’absolutisme et le pouvoir des hobereaux prussiens. L’intelligentsia, qui se trouvait à l’avant-garde de la bourgeoise libérale, se sentait encore plus étouffée par les conditions arriérées que la bourgeoisie elle-même ; elle devait mener une lutte idéologique avec d’autant plus d’éclat que la bourgeoisie se montrait timorée dans sa lutte politique. Ernst Haeckel, un chercheur important, mais surtout un combattant audacieux, a immédiatement tiré, dans son ouvrage Histoire naturelle de la création, les conséquences les plus importantes du darwinisme dans la lutte contre la religion. Ainsi, la doctrine darwinienne trouva rapidement un accueil enthousiaste dans de larges cercles, qui se trouvèrent engagés dans un combat tout aussi acharné mené par la partie adverse. Et ce même combat se déroula dans d’autres pays du Continent. Partout, la bourgeoisie libérale progressiste devait lutter contre les forces réactionnaires qui, soit maintenaient le pouvoir en place, soit, avec l’appui des couches religieuses de la petite-bourgeoisie, tentaient de le conquérir. Dans de telles circonstances, le combat scientifique a également été mené avec la passion de la lutte de classe. Les écrits qui ont surgi pour ou contre le darwinisme, malgré la renommée scientifique de leurs auteurs, présentent donc un caractère de polémique sociale. Mesurés à l’aune de la science, bon nombre des écrits de vulgarisation de Haeckel sont d’une extrême superficialité, tandis que les arguments et les objections de ses adversaires, d’une incommensurable bêtise, ne trouvent souvent leurs équivalents que dans les écrits polémiques dirigés contre le marxisme.

Ce lien étroit du darwinisme avec la lutte de classe de la bourgeoisie liait aussi leurs destins. Il est bien connu que cette lutte de classe ne fut pas menée à son terme ; au contraire, elle se perdit dans le sable. En Allemagne, dans les années 1860 et 1870, de plus en plus de couches de la bourgeoisie ont adopté le culte impérial. L’intelligentsia a progressivement pris part à ce changement, apprenant à respecter la raison d’État. Chez les savants, la mentalité réactionnaire prenait son envol ; les mêmes professeurs qui s’appelaient fièrement les gardes du corps spirituels des Hohenzollern proclamèrent la faillite de la vision du monde scientifique en se lançant dans des discours sur les limites de la connaissance de la nature et les énigmes insolubles du monde, preuve du lien étroit existant entre la réaction politique et la réaction intellectuelle.

Cette évolution, plus ou moins prononcée, a touché tous les pays. Partout où le prolétariat socialiste surgissait, partout où le mouvement ouvrier en plein essor menaçait l’ordre établi, les tendances réactionnaires l’emportaient de plus en plus au sein de la bourgeoisie. Son intérêt pour la lutte antireligieuse s’évanouissait ; la lutte entre les tendances progressistes et réactionnaires, si âpre auparavant, se transformait de plus en plus en une chamaillerie mesquine au sein de la classe dirigeante, une dispute entre partis où l’on se lançait des slogans pleins d’enflure, querelle qui dissimulait mal un rapprochement des positions. L’intérêt pour la science comme arme révolutionnaire dans la lutte de classe disparaissait, tandis que la tendance cléricalo-réactionnaire, qui voulait maintenir une religion populaire, manifestait de plus en plus sa puissance dans toute son arrogance. Le besoin de science s’accompagna également d’un changement dans son appréciation. Dans le passé, la bourgeoisie éduquée avait bâti avec l’aide de la science une vision du monde matérialiste antireligieuse par laquelle elle comptait résoudre toutes les énigmes de l’Univers. Or, de plus en plus sévissait le mysticisme ; ce qui était expliqué semblait mesquin, ce qui restait inexpliqué et paraissait inexplicable s’enflait démesurément, englobant les questions les plus importantes de la vie. Le scepticisme, la critique et le doute, à l’égard d’une science jusqu’alors tant adulée, grignotaient de plus en plus le terrain.

Cela valait aussi pour le darwinisme. Qu’est-ce que la doctrine de Darwin explique au fond ? Elle laisse en suspens toutes les grandes énigmes! D’où vient cette merveilleuse nature de l’hérédité, d’où vient cette capacité des êtres vivants à changer si opportunément ? C’est là que réside le mystère de la vie, qui ne peut être résolu en usant de principes mécaniques. Et que reste-t-il de toute cette théorie à la lueur des recherches critiques ultérieures ?

Bien sûr, le progrès de la science ne s’est pas arrêté avec Darwin, mais s’est inséré, grâce à sa théorie, dans un fleuve de connaissance bien plus puissant. La solution d’un problème appelle toujours d’autres questions ; dissimulées jusque-là dans l’arrière-scène, elles passent maintenant au premier plan.

Les lois de l’hérédité, que Darwin avait dû simplement admettre comme fondements, étaient de mieux en mieux étudiées. Les facteurs singuliers du développement et de la lutte pour l’existence furent l’objet de vifs débats ; si certains scientifiques attiraient l’attention sur les transformations dues à l’entrainement et à l’adaptation au cours de la vie (tel le principe de Lamarck), d’autres, comme Weismann, niaient catégoriquement ces modifications. Alors que Darwin n’avait jamais envisagé que des changements extrêmement lents et progressifs, De Vries découvrit des cas de saut brusque chez de nouvelles espèces. Si cela donnait, au fond, une bien meilleure assise au bâtiment de la théorie de la descendance, les améliorations incessantes de différentes parties donnaient souvent l’impression que les toutes nouvelles recherches démontaient pierre par pierre le fier édifice darwinien. Il devenait donc possible que la réaction, en plein essor, parvienne directement à ses fins. Tout progrès qui venait éclairer la question sous un jour nouveau était immédiatement condamné comme preuve supplémentaire de la « faillite du darwinisme » ; ce progrès était mis en pièces par la réaction. En même temps, les conceptions sociales ont un impact sur la science. Des scientifiques réactionnaires introduisent des principes spirituels mystérieux pour expliquer les phénomènes de la vie et prétendent qu’on ne peut se passer d’une finalité intérieure inhérente aux êtres vivants, mais qui demeure elle-même inexplicable. Cela traduit le besoin de réintroduire par la bande le surnaturel et l’inexplicable, que le darwinisme avait chassés ; c’est la conséquence de la montée en puissance de la réaction au sein d’une classe qui, à l’origine, avait été le porte-drapeau du darwinisme.

Le darwinisme contre le socialisme

Le darwinisme avait rendu d’excellents services à la bourgeoisie dans la lutte menée contre les forces anciennes. Par conséquent, il était inévitable qu’elle en fît usage contre son second ennemi, le prolétariat. Ce n’est pas que le prolétariat fût hostile au darwinisme. Bien au contraire. Ses champions, les sociaux-démocrates, ont immédiatement accueilli avec sympathie, dès son apparition, la théorie de Darwin, car ils voyaient en elle une confirmation et une supplément de leur propre théorie (x). Non pas dans le sens – ce que ses adversaires superficiels croient parfois – que la social-démocratie voudrait que le darwinisme soit le socle du socialisme. Les revendications sociales ne peuvent s’appuyer que sur des arguments sociaux. Mais c’est bien au sens que la mise en évidence faite par Darwin – suivant laquelle, même dans un monde organique apparemment statique, c’est l’évolution qui domine – s’est bien trouvée confirmée et complétée par la doctrine de Marx sur le développement social progressif.

En tout cas, il était tout naturel que la bourgeoisie utilisât le darwinisme contre le prolétariat. La bourgeoisie combat sur deux fronts, et les classes réactionnaires le savent. Si la bourgeoisie attaque leur autorité dans le dessein de prendre leur place, elles répondent en mettant en garde contre le péril d’une destruction de toute autorité. Elles désignent le prolétariat, qui est prêt à se mettre en branle sous couvert de la bourgeoisie, espérant dissuader ainsi cette dernière d’emprunter la voie révolutionnaire. Naturellement, les représentants de la bourgeoisie répondent alors : Aucun danger ! Notre science ne fait que réfuter votre insupportable autorité, et elle nous soutient justement dans notre lutte contre les ennemis de tout poil.

Lors d’un congrès de naturalistes tenu en 1877, le politicien et scientifique réactionnaire Virchow combattit le darwinisme avec l’argument qu’il favorisait le socialisme. « Prenez garde à cette théorie », criait-il aux darwinistes, « car elle est liée aux théories qui ont causé tant de peur dans le pays voisin ». Cette allusion à la Commune de Paris du produire tout son effet, surtout en cette année de chasse aux sorcières socialistes. Mais que dire de la science d’un professeur qui combat le darwinisme avec l’argument qu’il ne peut être juste puisque si dangereux ! Haeckel ne pouvait pas rester indifférent à cette accusation d’être complice de la subversion rouge, car elle venait ternir la doctrine qu’il défendait. Il a immédiatement expliqué, et répété plus tard à plusieurs reprises, que le darwinisme démontrait précisément l’absurdité des revendications socialistes et que darwinisme et socialisme « se comportaient ensemble comme le feu et l’eau » !

Les arguments ne sont pas bien loin. L’émergence de la doctrine darwinienne les a mis directement à portée de la main. La lutte darwinienne pour l’existence a trouvé son modèle dans la concurrence capitaliste ; aujourd’hui, à l’inverse, c’est la concurrence capitaliste qui est comparée à la lutte animale pour l’existence et qui est ainsi élevée à la dignité de loi naturelle.

Suivons l’argumentaire de Haeckel, dont les idées forces se retrouvent chez la plupart des auteurs qui de façon similaire combattent le socialisme à l’aide du darwinisme.

Le socialisme est une théorie qui présuppose l’égalité naturelle des êtres humains et vise leur égalité sociale ; droits égaux, devoirs égaux, biens égaux, plaisirs égaux. Mais le darwinisme est précisément la justification scientifique de l’inégalité. La théorie de la descendance nous montre que le développement des animaux va dans le sens d’une différenciation ou d’une division du travail toujours plus grande entre les différents organes. Plus l’animal se développe extérieurement, plus il se perfectionne, plus s’accentue son inégalité intérieure. Nous observons dans la société également cette division du travail entre les professions, les classes, etc., et plus une régime politique se développe, plus progresse cette division du travail, qui repose sur l’inégalité des efforts requis, des capacités, des richesses et des salaires. C’est pourquoi cette théorie de la descendance « est à recommander comme le meilleur antidote contre l’absurdité incommensurable de l’égalitarisme socialiste ».

Cela est encore plus valable pour cette théorie particulière de Darwin, la théorie de la sélection. Le socialisme veut abolir la concurrence, la compétition pour l’existence. Mais le darwinisme enseigne que cette lutte est naturelle et inévitable et n’est rien d’autre que la forme humaine d’une loi naturelle valable pour tout le monde organique. Et cette lutte est non seulement naturelle, mais aussi utile et salutaire. La lutte apporte toujours plus de perfection, et ce perfectionnement se traduit par l’élimination constante des inaptes. Seule une minorité choisie, privilégiée par ses aptitudes, est capable de survivre à la concurrence, alors que la grande majorité doit nécessairement périr misérablement. Tous sont appelés, mais il y a peu d’élus. La lutte pour l’existence, c’est en même temps la victoire des meilleurs, tandis que les mauvais, les incapables disparaissent. On peut déplorer, comme on peut s’en chagriner, que, tous les gens doivent mourir, mais cette réalité ne peut être ni niée ni changée.

Il convient de noter ici comment un petit changement de mots à peu près synonymes contribue de manière substantielle à l’objectif de la défense du capitalisme. Darwin a parlé de la survie des plus aptes, de ceux qui s’adaptent le mieux aux circonstances. Mais étant donné que dans la lutte, ils l’emportent sur les autres grâce à leur meilleure organisation, il est facile de les appeler les plus capables, voire même les « meilleurs » – une expression forgée par Herbert Spencer. À ce jeu, les grands capitalistes sortis vainqueurs de la lutte sociale devraient être proclamés les meilleurs.

Haeckel a toujours adhéré à ce point de vue ; en 1892, il l’a exprimé dans le passage suivant :

« Le darwinisme – la théorie de la sélection – apparaît à la lumière d’une critique impartiale comme un principe aristocratique ; il est basé sur la « sélection des meilleurs » ! La division du travail, sur laquelle se fonde de préférence le développement progressif du monde organique, provoque nécessairement une divergence de caractères toujours plus grande, une inégalité toujours croissante entre les individus, dans leur activité, leur éducation, leur condition. Plus la culture humaine s’élève, plus doivent s’accroître les disparités ou les gradations au sein des différentes couches laborieuses, qui travaillent de concert au fonctionnement de la machinerie complexe de la civilisation. Le communisme ainsi que l’égalité des conditions d’existence et de services sociaux à laquelle aspire la social-démocratie devraient être synonymes de rechute dans la barbarie, dans l’état primordial animal des peuples indigènes vivant à l’état de brutes. »

Avant même Darwin, le philosophe anglais Herbert Spencer avait déjà fondé une théorie sociale : c’était une théorie de l’individualisme bourgeois, fondée sur la lutte pour l’existence, et qu’il brancha très directement sur le darwinisme. Dans le monde animal, les vieux, les malades et les faibles sont constamment exterminés ; seuls survivent les animaux forts et en bonne santé. Par conséquent, la lutte pour l’existence est en même temps un processus de purification de la race, qui se protège ainsi contre les effets de la décrépitude. C’est l’effet bénéfique de la lutte – où chacun remporte un succès plus ou moins grand proportionnel à ses efforts et à ses qualités –, que le degré le plus élevé de perfection est garanti par une discipline rigoureuse. Si cette compétition cesse, si chacun est assuré de sa propre subsistance sans lutter, sans déployer d’efforts, la décrépitude de la race en sera la conséquence nécessaire. Si les faibles, les inaptes, les malades sont artificiellement protégés et maintenus en vie, une dégénérescence progressive, la décrépitude de la race doit en être l’inévitable conséquence. Si la sympathie qui s’exprime par la charité va au-delà de limites raisonnables, elle manque son but ; au lieu d’alléger la souffrance, elle augmente la somme de souffrances pour les générations à venir. L’effet positif d’une lutte acharnée pour l’existence est évident chez les animaux sauvages ; ils sont tous débordants de santé et de force parce qu’ils ont dû passer par une dure école, celle des innombrables dangers et difficultés à surmonter, où tout ce qui souffre du moindre défaut périt. Si les maladies et les faiblesses sont si fréquentes chez les hommes et les animaux domestiques, c’est parce que les malades et les faibles sont artificiellement maintenus en vie en partant d’un autre point de vue. Le socialisme, qui veut abolir la lutte pour l’existence présente dans le monde humain, provoquera nécessairement une progressive dégénérescence physique et morale de l’humanité.

Telles sont les idées forces de l’argumentaire que le darwinisme forge comme arme pour défendre l’ordre bourgeois. Aussi puissants que puissent paraître au premier abord de tels arguments, il n’a pas été difficile aux porte-parole du socialisme d’en démontrer l’insigne faiblesse. Il s’agit ici de vieux arguments déjà utilisés par le capitalisme contre le socialisme : ils ont été habillés de neuf en se parant d’atours darwinistes et traduisent une ignorance égale tant du socialisme que du capitalisme. La comparaison de la société avec un corps animal ne prend pas en compte le fait que les individus humains ne sont pas complètement différents – comme les différents organes et cellules du corps –, mais diffèrent seulement par le degré de leurs caractères. La division du travail dans la société ne peut donc pas aller si loin, au point que chez une personne toutes les autres capacités s’atrophient complètement au détriment d’une seule. D’ailleurs, quiconque a la moindre idée du socialisme sait que ce dernier ne met pas fin à une division avantageuse du travail, qu’il rend possible sous une forme adéquate. Ce ne sont pas les différences entre les travailleurs, entre leurs aptitudes et leurs activités qui vont cesser, c’est seulement la différence entre travailleurs et exploiteurs.

C’est incontestablement vrai pour les animaux : dans la lutte pour l’existence, les animaux les plus parfaits physiquement, les plus forts et les plus sains triomphent; mais cela ne s’applique pas à la concurrence capitaliste. La victoire ne dépend pas de l’excellence personnelle du combattant. Même si le sens des affaires et l’énergie jouent pleinement leur rôle, surtout dans le monde de la petite-bourgeoisie, la victoire dépend à la longue, de plus en plus, de la possession de capital. Le gros capital terrasse le plus petit, même si celui-ci est entre les mains des plus doués. Ce ne sont pas les qualités personnelles, mais la possession de l’argent, de la richesse, qui entraînent le succès dans la lutte pour l’existence. Les propriétaires d’un petit capital ne périssent pas en tant qu’êtres humains, mais seulement en tant que capitalistes; ils ne sont pas éliminés physiquement, mais chassés de la bourgeoisie. La concurrence capitaliste, si on la compare à la lutte pour l’existence dans le monde animal, en diffère donc du tout au tout, tant dans ses conditions que dans ses résultats.

Ceux qui périssent en tant qu’êtres humains sont membres d’une autre classe, d’une classe qui ne participe nullement de cette concurrence. Les travailleurs ne font pas concurrence aux capitalistes, mais leur vendent leur force travail. Ils n’ont même pas la possibilité, faute de biens, de mesurer leurs capacités personnelles, peut-être excellentes, à celles des capitalistes. Ils ne sont pas pauvres et misérables parce qu’ils sont soumis à la concurrence en raison de leur médiocre «aptitude physique» dans le jeu concurrentiel, mais parce que leur force de travail est insuffisamment rémunérée. Leurs enfants, bien qu’ils soient physiquement forts et en bonne santé, périssent en grand nombre, tandis que les enfants de riches sont protégés et élevés avec tous les soins nécessaires, même si leurs prédispositions sont défavorables. Cette faiblesse qui entraine ici le déclin n’est pas le fruit d’une prédisposition naturelle héréditaire, mais le produit d’une circonstance extérieure. Le capitalisme crée artificiellement toutes ces conditions défavorables par l’exploitation, la réduction des salaires, le chômage, les crises, les conditions de logement, les longues heures de travail. Et c’est ainsi que périssent en grand nombre les pousses viables, souvent les plus robustes.

Les sociaux-démocrates n’eurent donc aucun mal à démontrer la non-pertinence de l’application du darwinisme à la société. Mais il n’y avait pas que les sociaux-démocrates qui se soient dressés contre les arguments des darwinistes bourgeois, dont l’argumentaire n’est pas une simple défense de la société bourgeoise : il s’agit bien de la défense de l’exploitation la plus féroce, celle où il s’agit d’écraser sans pitié tous les faibles. La violence, c’est le droit, tel est le contenu de cette doctrine, le succès étant la preuve de la perfection. Cette argumentation visait non seulement le socialisme, mais aussi toute idée de réforme sociale ou toute forme de philanthropie, qui s’efforçaient d’atténuer les pires misères et les lacunes béantes de notre ordre social. C’est pourquoi les réformateurs sociaux et les philanthropes, les bourgeois défendant une conception éthique, s’y sont opposés. Ils avaient d’autant plus de raisons de le faire que cette doctrine constituait au fond un très réel danger pour la société bourgeoise elle-même. Car déjà le prolétariat se dressait sur ses pieds et fondait son droit sur sa puissance ascendante. Aussi, tous ceux qui ne voulaient rien savoir de la lutte pour le pouvoir et tentaient de réconcilier le prolétariat avec un capitalisme bien réformé devaient combattre la doctrine des darwinistes bourgeois.

Ils ont souligné, bien sûr, avant tout, l’aspect éthique de la question, ce pour quoi ils étaient soutenus par les socialistes éthiques, qui voulaient fonder le socialisme sur l’éthique. Les qualités qui permettent de triompher dans la compétition capitaliste sont-elles celles que l’on doit renforcer dans l’intérêt du progrès ? Non, bien au contraire ! Ruse, manque total de scrupules, fraude, telle est la base du « sens des affaires » qui permet de se faire un nom dans le monde des affaires. Tous les moyens menant directement au bagne sont utilisés dans ce monde concurrentiel sans pitié, où le Code pénal devient le seul critère déterminant ce qui est moralement licite. La lutte capitaliste pour l’existence ne se traduit pas par le triomphe des plus aptes au sens moral ; elle n’améliore pas éthiquement l’humanité, mais plutôt l’avilit. Mais c’est précisément pour cette raison que l’être humain doit intervenir dans cette lutte. La lutte pour l’existence dans la société humaine ne peut se mener en s’appuyant sur les principes brutaux et dénués de pitié du monde animal. L’homme n’est pas un fauve. En tant qu’être libre et moral se fixant des objectifs plus élevés, il doit abolir l’application déchainée de cette loi de la nature. Il peut adoucir cette lutte pour l’existence et remplacer les règles de l’animalité par un ordre universellement rationnel et moral.

En ce qui concerne ce dernier point de vue, il convient de souligner qu’il ne peut évidemment être question d’abolir une loi naturelle. L’idée que la loi devrait être inapplicable parce qu’elle contredit nos principes moraux est une idée absurde face à la réalité de la loi de nature. Il suffit d’examiner si – et dans quelle mesure – elle est applicable dans des conditions différentes. Et sur ce point, il a été suffisamment démontré que le transfert acritique des principes darwiniens au monde humain conduit à des conclusions erronées.

Le principe naturel et la théorie sociale

Ce résultat n’est pas le fruit du hasard. Le darwinisme et le marxisme sont deux théories différentes, l’une vaut pour le monde animal, l’autre pour la société. Elles se complètent en ce sens que le monde animal évolue jusqu’à l’homme en suivant les principes darwiniens (nach dem Darwinschen Prinzip), et qu’à partir du moment où l’homme émerge du monde animal, le marxisme représente la loi du développement ultérieur. Mais si l’on veut transférer le champ d’une doctrine à celui de l’autre, là où s’appliquent des lois complètement différentes, on en tirera nécessairement de fausses conclusions.

C’est notamment le cas lorsqu’on veut induire d’un principe de nature la forme de société qui serait naturelle ou conforme à la nature. Tel était précisément l’objectif des darwinistes bourgeois : induire du darwinisme, prévalant dans le monde animal, que l’ordre social capitaliste s’accorderait avec lui, qu’il serait donc un ordre de la nature et qu’il devrait éternellement exister. Inversement, il y a eu des socialistes qui ont essayé de la même manière de prouver que le socialisme est dans l’ordre de la nature. Sous le capitalisme, soutenaient-ils, la lutte pour l’existence, la compétition dans laquelle sont engagés les hommes, se fait non pas à armes égales mais avec des armes artificielles, inégales. La supériorité naturelle des individus plus sains, plus forts, plus beaux, plus intelligents ou moralement meilleurs ne peut pas s’épanouir, car la naissance, le statut et surtout la fortune déterminent le résultat de la lutte. Le socialisme, qui souligne cette inégalité contre nature, rend les conditions également favorables pour tous ; ainsi la véritable lutte pour l’existence, où ne prédominera que la supériorité personnelle, pourra pour la première fois prendre tout son sens. D’après les principes darwinistes, le mode socialiste de production devrait donc être qualifié d’ordre réellement naturel ou d’ordre conforme à la nature.

Cet argumentaire n’est pas mauvais si on le prend comme une contrepartie critique des positions darwinistes-bourgeoises. Mais il est aussi pourri à la racine que ces dernières positions. Ces deux argumentaires qui aboutissent à des résultats opposés sont également faux, parce qu’ils partent de cette prémisse depuis longtemps réfutée qu’il existerait un certain ordre social naturel ou conforme à la nature.

Le marxisme nous a appris qu’un tel ordre social naturel n’existe pas ou ne peut pas exister. En d’autres termes, que tout ordre social est naturel. Chaque ordre social est nécessaire et bien sûr dans les conditions existantes sur lesquelles il se base. Il n’y a pas un seul ordre social particulier qui doive être considéré comme naturel, mais les différents ordres sociaux se succèdent en raison du développement des forces productives, et chacun est en son temps tout aussi naturel que le suivant qui apparaît ultérieurement. Le capitalisme n’est pas le seul ordre naturel, comme le croit la bourgeoisie, pas plus que n’importe quel ordre socialiste mondial n’est le seul ordre naturel, comme certains socialistes veulent nous le démontrer. Le capitalisme était naturel dans les conditions du XIXe siècle, comme le féodalisme l’était au Moyen Âge et le socialisme le sera au niveau du développement futur des forces productives. La tentative de présenter un unique ordre social comme le seul ordre de la nature est tout aussi stupide que de présenter n’importe quel animal comme le sommet de perfection. Le darwinisme nous enseigne que chaque animal de son espèce est parfaitement construit, c’est-à-dire également adapté à des conditions de vie particulières ; de même, le marxisme nous enseigne que tout ordre social est adapté à ses conditions d’existence et, en ce sens, est bon et excellent.

C’est la raison fondamentale pour laquelle devait nécessairement échouer la tentative des darwinistes bourgeois de défendre le capitalisme déclinant au moyen du darwinisme. Les arguments scientifiques doivent presque toujours conduire à de fausses conclusions dans le domaine des questions sociales, car la nature est restée identique tout au long de l’histoire humaine, alors que les formes sociales changent rapidement et constamment à cette époque. C’est l’étude de la société elle-même qui décèle les facteurs qui modifient la société et jouent un rôle dans le développement social. Le marxisme et le darwinisme doivent donc rester chacun dans leur domaine ; ils sont indépendants l’un de l’autre et n’ont rien à voir directement l’un avec l’autre. Mais une question importante surgit à présent devant nous. Pouvons-nous nous en tenir à ce résultat, que le marxisme s’applique à la société exclusivement, le darwinisme au monde organique exclusivement, sans être autorisés à déborder d’un domaine à l’autre ? Dans la pratique, il est très commode d’avoir un principe pour le monde humain et un autre pour le monde animal. Mais ce faisant, on oublie que l’homme est aussi un animal. L’homme s’est développé à partir de l’animal, et les lois qui s’appliquent au monde animal ne peuvent jamais cesser de s’appliquer à lui. Certes, l’homme est un animal très singulier. Mais il faut aussi partir de cette singularité, qui distingue l’homme de l’animal, et explique pourquoi un principe valable pour les animaux ne s’applique plus aux êtres humains ou revêt une autre forme.

Voilà donc un nouveau motif d’interrogation. Pour les darwinistes bourgeois, ce problème n’existe pas ; ils déclarent simplement que l’homme est un animal et appliquent donc sans plus attendre le principe du darwinisme à l’homme. Nous avons déjà vu quelles conclusions erronées ils en tirent. Pour nous, la question n’est pas aussi simple : nous devons d’abord comprendre les différences existant entre les humains et les animaux, et ensuite découvrir pourquoi les principes du darwinisme se sont transformés dans le monde humain en principes complètement différents : ceux du marxisme.

Le vivre-ensemble social

La première singularité notable chez l’homme, c’est qu’il est un être social. Mais en cela, il ne se distingue guère de l’ensemble des animaux, car beaucoup d’espèces animales ont un mode de vie social. Mais il diffère des animaux que nous avons pris jusque à pris en considération dans la discussion de la doctrine darwinienne, des animaux qui luttent séparément pour assurer leur subsistance, chacun pour son propre compte et contre tous les autres. Ce ne sont pas aux animaux qui, comme la plupart des prédateurs, vivent isolés et servent de modèles aux darwinistes bourgeois, que les êtres humains doivent être comparés, mais bien aux animaux vivant ensemble en sociétés. La vie en société est une force nouvelle dont nous n’avons pas encore tenu compte ; chez les animaux, elle fait appel à de nouveaux rapports et à de nouvelles particularités.

C’est également une très grave erreur de considérer la lutte pour l’existence comme la seule force dominante qui façonne le monde organique. La lutte pour l’existence est la principale force qui explique l’émergence de nouvelles espèces. Mais Darwin lui-même savait très bien qu’il y avait d’autres forces impliquées dans la formation des formes, des habitudes et des qualités des êtres vivants. Dans son ouvrage ultérieur The Descent of Man, en particulier, il s’est longuement penché sur la sélection sexuelle et a expliqué comment la compétition des mâles pour s’emparer des femelles à donner naissance aux couleurs vives des oiseaux et des papillons ainsi qu’aux vocalismes des oiseaux. Il consacra également tout un chapitre au vivre-ensemble social. Le travail du célèbre anarchiste Kropotkine, L’entraide : Un facteur de l’évolution, en donne de nombreux exemples (*). La meilleure représentation des effets de la vie sociale se trouve dans l’ouvrage de Kautsky L’Éthique et la conception matérialiste de l’histoire.

Lorsqu’un certain nombre d’animaux vivent en commun dans un groupe, un troupeau ou une meute, ils mènent ensemble vers l’extérieur la lutte pour l’existence. Au sein d’un tel groupe, la lutte pour l’existence cesse ; les animaux vivant en commun n’entrent plus en compétition les uns avec les autres, compétition au terme de laquelle les faibles sont éliminés. Au contraire, les faibles bénéficient exactement des mêmes avantages que les plus forts. Si certains animaux – en raison de leur meilleur flair, de leur force plus grande ou de leur meilleure expérience – sont avantagés pour découvrir les meilleurs pâturages et plus aptes à repousser leurs ennemis, cet avantage ne leur revient pas personnellement : c’est tout le groupe, même les individus naturellement les moins dotés, qui bénéficie de ces avantages. Le rattachement des moins dotés aux mieux dotés par nature vient donc réduire quelque peu l’effet de particularités plus défavorables.

Or la vie en commun procure un avantage décisif qui rejaillit sur toute la communauté, sans exception. L’union de leurs forces donne au groupe une force nouvelle bien plus importante que celle dont jouit même l’individualité animale la plus forte. Grâce à cette force unifiée, les herbivores sans défense peuvent repousser leurs prédateurs, qui n’osent guère s’approcher d’eux. C’est seulement ainsi qu’il est possible d’assurer la meilleure protection aux jeunes animaux ; la vie en communauté offre donc à tous ses membres des avantages significatifs. Un autre avantage est que la vie en société favorise une division du travail. Ces animaux envoient des éclaireurs ou des sentinelles chargés de la sécurité, tandis que tous les autres peuvent, sereinement, prêter toute leur attention au fait de manger ou de cueillir, se fiant entièrement aux signaux d’alarme de leurs sentinelles.

Une telle société animale évolue donc déjà, à un certain point, vers une unité, vers un organisme unique. Naturellement, l’interaction sociétale reste infiniment plus lâche que celle qui se développe entre les cellules d’un corps animal donné. Parce que leurs membres restent complètement et mutuellement égaux, c’est seulement avec les fourmis, les abeilles et quelques autres insectes que l’on voit apparaître une différenciation organique, et ces membres sont capables de vivre isolément, quoique dans des conditions moins favorables. Mais au moins le groupe devient un corps cohérent, et il doit exister une force donnée qui vient rattacher chacun de ses membres au groupe.

Cette force, c’est celle des pulsions sociaux, les instincts qui maintiennent la cohésion du groupe et lui permettent de survivre. Chaque animal doit placer l’intérêt du groupe tout entier au-dessus du sien propre ; il doit toujours agir avec tout l’instinct rendu nécessaire à l’existence du groupe, en dehors de toute prise en compte de lui-même. Aussi longtemps que chacun des herbivores, en état d’infériorité, ne pense qu’à sa propre survie lors d’une attaque par un prédateur, et trouve son seul salut dans la fuite, alors le troupeau qui s’était réuni à l’occasion se disperse de nouveau. Ce n’est que lorsque cet énorme instinct de conservation est supprimé au profit d’un instinct de cohésion bien plus fort – l’animal osant jouer sa propre vie – que le troupeau reste soudé et profite de tous les avantages de cette cohésion. L’abnégation, la bravoure, le dévouement, la discipline, la loyauté, l’esprit de rigueur doivent nécessairement naître ainsi, car là où ces vertus font défaut, l’association meurt, et seulement là où elles prennent de la vigueur, l’association se maintient en vie.

Ces instincts se seront d’abord développés par habitude ou nécessité. Puis la lutte pour l’existence les a progressivement renforcés. Darwin écrit dans son Origine des espèces : Dans le cas d’animaux vivant en groupe, la sélection naturelle adaptera chaque individu au bénéfice du groupe tout entier, de sorte que chaque membre puisse bénéficier de ce changement. Chaque troupeau d’animaux se trouve encore en concurrence avec d’autres troupeaux de la même espèce. Le troupeau qui sait le mieux s’affirmer contre ses ennemis persévère dans la lutte, tandis que les moins aptes périssent. En revanche, pourront le mieux s’affirmer tous ceux chez qui les instincts sociaux prédominent nettement. Là où ils sont faibles, les animaux sont plus facilement la proie de leurs ennemis ou doivent se contenter de pâturages médiocres. Ces instincts sont les attributs les plus importants, les plus cruciaux : ils sont un facteur déterminant de survie dans la lutte pour l’existence. Par conséquent, portés par la lutte pour l’existence, les instincts sociaux se transforment en force omnipotente.

Ce type de rapports vient donner un éclairage tout à fait nouveau sur les positions des darwinistes bourgeois. Ils affirmaient que seule la suppression de tous les faibles était conforme à la nature et qu’il était nécessaire d’empêcher un déclin de la race, alors que la protection des faibles était contre nature et ne conduisait qu’à la dégénérescence. Et que voyons-nous ici ? Dans la nature elle-même, dans le monde animal, nous constatons que les faibles sont protégés, qu’il leur est inutile de ne compter que sur leur propre force et que leur élimination n’est pas causée par leur propre faiblesse. Et cette institution n’est pas une faiblesse, mais une force pour le groupe où elle domine ! Les groupes d’animaux dans lesquels l’entraide est la plus prononcée sont ceux qui préservent le mieux leur place dans la lutte pour l’existence. Ce qui semblait être une cause de faiblesse – dans la simpliste conception darwiniste – devient au contraire un facteur de victoire, quand les détenteurs d’une grande force solitaire mais qui se battent seuls sont terrassés. C’est la race prétendument déclinante ou dégénérescente qui remporte la victoire et se révèle dans la pratique la mieux adaptée, la meilleure.

Que les assertions ou arguments des darwinistes bourgeois soient à courte vue, limités et non scientifiques, cela apparaît ici de manière évidente. Ils empruntent leurs lois de la nature et leurs concepts de ‘conformité à la nature’ à une partie du monde animal, celle des animaux solitaires, avec lesquels le monde humain est le moins comparable, tandis qu’ils ignorent purement et simplement les animaux vivant dans les mêmes conditions que les humains. Ceci, bien sûr, s’explique par leur propre situation matérielle. C’est précisément parce que ces darwinistes appartiennent eux-mêmes à une classe dans laquelle où on se bat contre ses concurrents chacun pour soi, qu’ils sont obnubilés par les formes animales de la lutte pour l’existence qui ressemblent à cette compétition bourgeoise. C’est pourquoi ils négligent un aspect essentiel, le plus important pour l’être humain : l’altruisme.

Quoi qu’il en soit, les darwinistes sont conscients que tout ce qui surgit dans le monde animal et humain ne peut se résumer par la brutalité égoïste. Les savants bourgeois soulignent le fait que chez tout être humain l’égoïsme, l’amour propre tout comme l’altruisme et l’amour du prochain sont innés. Mais étant donné qu’ils ignorent l’origine sociale de cet altruisme, ils ne connaissent ni les limites ni les conditions de tous ces sentiments. Il ne subsiste que des idées confuses dont ils ne savent que faire dans la pratique.

Tout ce qui s’applique aux animaux sociaux s’applique tout autant aux êtres humains. Nos ancêtres simiesques et les hommes primitifs qui ont évolué à partir d’eux étaient des animaux faibles et sans défense, qui – comme presque toutes les espèces de singes – vivaient à l’origine en commun et en petits groupes. C’est là qu’ont dû surgir les mêmes instincts ou sentiments sociaux, qui se sont ensuite transformés en sentiments moraux chez les êtres humains. Il est bien connu que notre moralité et notre éthique ne sont rien d’autre que les sentiments sociaux présents dans le monde animal. Darwin, lui aussi, parlait déjà des qualités des animaux qui ont rapport à leurs institutions sociales et «que l’on pourrait qualifier de morales chez les humains». La différence réside seulement dans le degré de conscience. Dès que les sentiments sociaux deviennent clairement conscients chez l’homme lui-même, ils acquièrent le caractère de sentiments moraux. Il s’avère donc – ce que les auteurs bourgeois considèrent souvent comme la différence la plus notable entre l’homme et l’animal – que les sentiments moraux ne sont pas du tout le propre de l’homme, mais proviennent directement du monde animal.

À l’origine des sentiments moraux, il y a déjà ce fait qu’ils ne s’étendent pas au-delà des groupes sociaux réels auxquels appartient l’animal ou l’homme. Ils ont pour but pratique de maintenir une solide unité du groupe ; par-delà cet objectif, ils ne présentent aucun intérêt. Pour une espèce animale, l’étendue et la nature des groupes sociaux sont déterminées par leurs conditions d’existence et restent donc toujours à peu près similaires. Chez les hommes, par contre, ces groupes ou ces unités sociales se transforment avec le développement économique, ce qui va entrainer aussi une modification du champ d’application des instincts sociaux.

Les groupes d’origine, les tribus de peuples sauvages et barbares, forment des associations beaucoup plus fortes que les groupes d’animaux, car ces groupes humains ne sont pas seulement rivaux, mais se battent et se font la guerre directement. Une parenté reconnue et consciente ainsi qu’un langage commun renforcent également les liens. Comme chaque individu dépend complètement de sa propre tribu, il ne périra pas sans obtenir aide et protection. Ici, les instincts sociaux, les sentiments moraux, la subordination de l’individu au tout communautaire doivent se développer jusqu’à culminer en une puissance absolue. Au cours du développement ultérieur de la société, les tribus se défont ou s’unissent en associations économiques élargies, en villes et en « peuples ». De nouvelles entités ont alors pris la place des anciennes et leurs membres mènent en commun la lutte pour l’existence, en particulier contre d’autres « peuples » ou « nations ». La solidarité économique détermine toujours la portée des associations humaines, à l’intérieur desquelles cesse la compétition mutuelle pour l’existence et à partir desquelles grandissent les sentiments sociaux. À la fin de l’antiquité, nous voyons toute l’humanité alors connue à l’époque regroupée autour de la Méditerranée en une seule unité : l’Empire romain universel.

Et c’est à cette époque que naquit la doctrine qui étend les sentiments moraux à l’humanité tout entière et proclame que tous les hommes sont frères. Si nous considérons notre époque, l’humanité tout entière constitue une unité économique de plus en plus large, quoique très lâche ; en conséquence, il se développe, quoique le plus souvent sous une forme très abstraite, un sentiment cosmopolitique qui touche tous les peuples civilisés. Mais le sentiment de la nationalité est bien plus fort, surtout dans les rangs bourgeois, parce que les nations s’affirment comme des regroupements compacts de la bourgeoisie pour mutuellement se combattre. Le sentiment social relatif au compagnonnage de classe demeure bien plus fort, parce que les classes forment de véritables unités sociales, où les intérêts humains les plus importants sont identiques. Ainsi, les groupements sociaux ainsi que les sentiments sociaux se modifient au sein de la société humaine, et cela en raison du niveau de développement économique.

Les outils, la pensée et le langage

La vivre-ensemble en société, dont la conséquence est l’apparition des instincts moraux, est une particularité qui distingue l’homme de certains animaux, mais non de tous. D’autre part, il existe d’autres particularités qui séparent nettement l’homme du monde animal tout entier, qui n’appartiennent qu’à lui et à nul autre animal. Il y a d’abord le langage, puis la pensée rationnelle. L’homme est aussi le seul animal qui utilise les outils qu’il a lui-même créés. De toutes ces trois particularités, les premières approches sont observables chez l’animal, mais ces ébauches sont devenues chez l’homme des traits caractéristiques, essentiellement nouveaux. Beaucoup d’animaux disposent d’une voix et peuvent communiquer en émettant différents sons. Mais seul l’homme dispose de sons qui servent à désigner, à nommer des actions et des choses. Les animaux ont aussi un cerveau avec lequel ils pensent ; mais la pensée humaine, comme nous le verrons, a un caractère tout à fait nouveau, que nous appelons pensée rationnelle ou pensée abstraite. Les animaux utilisent aussi des choses inanimées tirées de leur environnement pour leurs propres besoins, par exemple pour construire des nids ; les singes utilisent parfois des bâtons ou des pierres ; mais seul l’homme utilise des outils qu’il a lui-même fabriqués intentionnellement à cette fin. Les approches primitives observables dans le monde animal peuvent nous convaincre que l’homme a acquis ses traits caractéristiques singuliers non à la suite d’une création miraculeuse, mais en raison d’un progressif développement. La question du comment se sont développés ces premiers rudiments de langage, de pensée et d’utilisation d’outils – jusqu’à prendre chez l’homme un caractère nouveau et exceptionnel – inclut le problème fondamental de l’anthropogénèse de l’animal.

Il faut tout d’abord noter que l’homme ne fut capable de ce développement qu’en tant qu’animal social. Les animaux vivant en solitaires en auraient été incapables. En dehors d’un cadre social, une langue est aussi inutile que l’œil dans l’obscurité, et doit à la longue s’atrophier. Un langage ne peut être que social, et il devient aussi socialement nécessaire comme moyen de communication entre ses membres. Tous les animaux qui vivent socialement disposent de moyens de communication, sinon ils ne seraient pas capables d’agir en suivant un plan concerté. Chez l’homme primitif, les sons utilisés pour communiquer, nécessaires à tout travail en commun, ont dû se transformer progressivement en noms d’activités, puis de choses.

L’usage d’outils implique aussi une société. Car ce n’est qu’au sein d’une société que les connaissances nécessaires peuvent être préservées. Les hommes primitifs réduits à une vie solitaire devraient chacun pour soi inventer et réinventer sans cesse cet usage ; la disparition de l’inventeur se traduirait par la perte de l’invention et chacun devrait repartir de zéro. Ce n’est qu’en société que les expériences et les connaissances des générations précédentes peuvent être préservées, se reproduire et dès lors s’accroître de manière continue ; car les membres individuels d’un groupe ou d’une tribu peuvent mourir, mais le Tout est quasiment éternel. La connaissance de l’usage des outils n’est pas innée, elle s’apprendra au fur et à mesure ; une tradition intellectuelle est donc nécessaire, mais seul le vivre-ensemble social la rend possible.

Ainsi, si les caractéristiques particulières de l’homme sont inséparables de sa vie sociale, elles sont aussi intimement liées. Elles ne se sont pas développées indépendamment, mais conjointement. La pensée et le langage ne peuvent exister et se développer si ce n’est en commun ; cela doit être immédiatement évident pour quiconque a une vision claire de la nature de sa propre pensée. Dès que nous pensons consciemment, nous réfléchissons, nous nous entretenons proprement avec nous-mêmes ; nous remarquons alors que sans les mots du langage, aucune pensée claire ne vient à nous. Là où nous ne pensons pas à l’aide de mots, la pensée reste floue, nous ne pouvons pas vraiment retenir des pensées prises isolément. Chacun peut s’en rendre compte de par sa propre expérience. La cause réside dans le fait que la pensée humaine rationnelle, dite abstraite, est une pensée conceptuelle, qui surgit au moyen de concepts. Cependant, nous ne pouvons définir et retenir les concepts que par des noms. Tout approfondissement de la pensée, tout élargissement de la connaissance doit commencer par une distinction par les noms, par l’attribution de nouveaux noms ou par l’assignation d’un sens plus précis aux anciens. Le langage est le corps de pensée, le matériau sans lequel aucune science humaine ne peut se construire.

La différence entre la pensée humaine et la pensée animale est formulée avec beaucoup de justesse par Schopenhauer – formulation que Kautsky reprend également dans l’ouvrage mentionné plus haut (p. 95). Dans la suite de ses actions, l’animal est clairement motivé par ce qu’il voit, entend, sent ou observe. C’est pourquoi on peut presque toujours voir et savoir ce qui a causé l’action d’un animal, parce que nous le remarquons aussi quand nous y prêtons attention. Chez l’homme, il en va tout autrement. Avec lui, nous ne pouvons pas prédire ce qu’il fera, car les motifs qui le poussent à agir nous sont invisibles ; c’est dans sa tête qu’il remue ses pensées. Il réfléchit en lui-même, en utilisant toutes ses connaissances, le résultat d’expériences antérieures, et cette réflexion détermine sa décision d’agir d’une manière ou d’une autre. L’action animale est déterminée par des impressions immédiates, l’action humaine par des représentations abstraites, par des pensées et des concepts : L’homme semble tiré par des fils plus ténus et invisibles ; tous ses mouvements ont par suite un caractère de prévoyance et d’intention ; par-là, ils revêtent un semblant d’indépendance, par où ils tranchent très visiblement sur ceux des animaux.

L’homme et l’animal sont tous deux poussés par les besoins du corps, recherchant leur satisfaction au moyen des objets naturels qui les entourent. L’impression sensorielle est le premier moteur (unmittelbare Antrieb und Anfang) et sa satisfaction est l’objectif final de toute action appropriée. Chez l’animal, l’impression est suivie immédiatement d’une action ; l’animal voit sa proie ou la nourriture convoitée ; s’ensuivent immédiatement un bond, une saisie, la consommation, ou bien une action (comme se faufiler) qu’un certain mode de vie rend nécessaire pour capturer la proie, un mode d’action qui est hérité comme instinct. Ou bien l’animal entend un bruit trahissant la présence de l’ennemi, et il prend immédiatement la fuite, ou bien il s’immobilise pour passer inaperçu, selon que sa propre constitution le favorise à la course ou le dote d’une couleur protectrice. De l’empreinte des sens à l’action, l’être humain agite dans sa tête une longue chaîne de pensées et de réflexions, et selon le résultat de ces réflexions il détermine son action.

D’où vient cette différence ? Il n’est pas difficile de voir qu’elle est intimement liée à l’utilisation d’outils. De même que la pensée se meut entre l’impression sensorielle et l’action, de même l’outil se déplace entre l’homme et l’objet qu’il veut saisir. Bien plus encore : parce qu’un outil s’insère entre lui et un objet extérieur, la pensée doit donc aussi se placer entre la sensation et la mise en œuvre. Parce que l’homme ne tombe pas immédiatement de tout son corps sur sa cible, par exemple un animal hostile ou un fruit, mais qu’il prend un chemin de traverse et saisit d’abord avec sa main l’outil ou l’arme (les armes font partie des outils), et applique ensuite cet outil au fruit ou dirige son arme vers l’animal, l’empreinte sensorielle ne peut pas être suivie dans sa tête par une action concrète immédiate, mais l’esprit doit prendre également un détour : il doit d’abord se diriger de l’empreinte des sens vers l’outil ou viser avec l’arme, et alors seulement atteindre sa cible. Le détour matériel entraine un détour par l’intellect ; l’addition de la pensée est la nécessaire conséquence de l’ajoutement de l’outil.

Nous avons pris ici le cas très simple d’un outil primitif avec un développement mental encore balbutiant. Plus la technique est complexe, plus le détour matériel est important, et plus décisif devra être également le détour mental. Lorsque les outils eux-mêmes sont fabriqués à l’avance, le souvenir de la faim et des combats doit conduire à l’idée de l’outil, qui elle-même doit conduire à l’idée de sa fabrication, afin qu’il soit prêt tenu prêt à l’emploi après coup. Là, déjà, une plus longue chaîne de pensées vient s’insérer entre la perception sensorielle et finalement la satisfaction du besoin. Lorsque l’on en vient enfin aux actions de l’homme actuel, la chaîne devient extrêmement longue et enchevêtrée. Le travailleur, qui est licencié et prévoit donc d’affronter bientôt le spectre de la faim, achète un journal pour voir où se présente la perspective d’un nouvel emploi ; il se met en route, offre ses services afin d’obtenir beaucoup plus tard seulement l’argent avec lequel il se procurera sa nourriture. Tout cela, il l’agite d’abord dans sa tête, avant de passer au stade de l’accomplissement. Quel long détour l’esprit ne fait-il pas, en empruntant des chemins infiniment sinueux, avant que l’action ne se réalise ! Mais notre travailleur ne fait que se conformer à la nature complexe des rapports économiques actuels, où les hommes ne satisfont leurs besoins qu’à l’aide d’une technique sophistiquée.

Nous avons déjà vu ici ce sur quoi Schopenhauer portait l’accent : le fil caché de la réflexion qui précède l’action et se tisse dans la tête, réflexion qui se conçoit comme une dérivation nécessaire (notwendigen Ausfluss) dans l’utilisation des outils. Mais Schopenhauer n’a pas mentionné un fait capital. L’homme ne dispose pas d’un seul, mais de plusieurs outils, qu’il peut utiliser de différentes manières après avoir opéré un choix. C’est pourquoi, s’il est armé de son propre outil, il ne peut être comparé à l’animal, qui dispose toujours des mêmes outils ou armes naturelles, tandis que l’homme peut modifier ou changer ses instruments artificiels. Telle est la différence fondamentale entre l’homme et l’animal. L’homme est en quelque sorte un animal aux organes interchangeables. Et c’est pourquoi il doit avoir la possibilité de choisir ses outils. Dans sa tête, il suit différentes séries d’idées, orientant de façon ordonnée sa pensée vers chacun de ses outils, et voit ce qui en résulte ; son action est la résultante de toute cette réflexion. Il se place, pour ainsi dire, dans la chaîne d’idées qui mène de l’empreinte des sens à l’action, alternant l’une après l’autre les diverses idées qui se succèdent, et se raccroche finalement à celle qui correspond le mieux à son objectif. La réflexion, la libre comparaison de certaines séries d’idées qu’il a lui-même sélectionnées, ce trait distinctif essentiel entre la pensée animale et la pensée humaine, tout cela est en lien direct avec l’utilisation d’outils qu’il choisit à sa convenance.

L’animal est dépourvu de cette capacité parce qu’elle ne lui serait d’aucun secours, parce qu’il ne saurait quoi en faire. La constitution corporelle de l’animal enserre ses actions dans des limites très étroites. Le lion doit bondir sur sa proie et ne peut calculer dans sa tête qu’il pourrait la rattraper en courant vite. L’essence du lièvre, c’est la fuite, et il ne dispose d’aucune arme, quand bien même il souhaiterait encore se défendre. Pour ces animaux, la réflexion porte uniquement sur le moment opportun pour le saut ou la fuite, le moment où les impressions atteignent un niveau suffisant pour le déclenchement (Auslösung) de l’action. Chaque animal est construit pour un certain mode de vie unique ; ses actes doivent s’y conformer et sont donc hérités d’habitudes fixes, d’instincts. Bien sûr, ces derniers ne sont pas immuables, l’animal n’est pas une machine ; confrontés à de nouvelles conditions d’existence, les animaux adoptent rapidement de nouvelles habitudes. Physiologiquement, structurellement, leur activité cérébrale n’est pas différente de la nôtre. Cette activité n’est que pratique, ciblant le résultat. Ce n’est pas dans la qualité de leur cerveau, mais bien dans leur spécificité corporelle que réside leur dissimilarité ; leurs actions sont fortement dépendantes de leur structure corporelle ainsi que de leur environnement, qui ne laissent qu’une bien faible marge à la réflexion. C’est pourquoi la pensée rationnelle humaine doterait l’animal d’une capacité totalement inutile et sans objet, dont il n’aurait pas le mode d’emploi et qui lui causerait plus de mal que de bien.

L’homme, par contre, a absolument besoin de cette capacité parce qu’il dispose d’outils et d’armes artificiels [artéfacts], dont il change en fonction de ses besoins. S’il veut chasser le cerf à la course rapide, il s’empare de son arc ; si l’ours s’approche trop de lui, il prend la hache ; s’il veut écraser ou casser un fruit, il saisit le marteau. Dès qu’il est menacé, il doit se demander s’il est préférable de fuir ou de se défendre avec l’une de ses armes. Pour l’homme, cette capacité à réfléchir et à choisir librement dans sa tête est donc une nécessité absolue. Cette forme supérieure d’activité mentale s’exprime précisément par l’usage des d’outils, un usage que l’on trouve seulement chez l’homme, tout comme l’activité mentale se traduit en général dans le monde animal par une mobilité sans entrave.

Ce lien étroit et solide entre la pensée, le langage et les outils, dont aucun n’est possible en l’absence des deux autres, prouve qu’ils ont dû se développer tout ensemble, en même temps et progressivement. Bien entendu, nous ne pouvons qu’émettre des hypothèses sur la manière dont cette évolution s’est déroulée en détail. Sans aucun doute, c’est un changement dans les conditions de vie qui a transformé un animal ressemblant à un singe en ancêtre de l’homme. En passant de la forêt, patrie des singes, à la plaine, il a dû adopter un nouveau mode de vie, et développer une différence entre les pieds réservés à la course et les mains destinées à la saisie. Cette créature a apporté avec elle – en héritage de ses ancêtres – les deux conditions de base d’un développement ultérieur : le vivre-ensemble social et la main du singe, lui permettant de saisir des objets. Les premiers objets bruts – tels les pierres ou les bâtons –, qui étaient utilisés de temps à autre pour un travail mené en commun, tombèrent – en quelque sorte involontairement – entre les mains humaines et furent rejetés. Lorsqu’une utilisation instinctive et inconsciente se répète régulièrement, elle doit progressivement passer dans la conscience.

Pour l’animal, toute la nature environnante est un tout dont il ignore les détails. Il ne peut pas les reconnaître consciemment, car les noms des parties et des objets distincts qui nous permettent de les distinguer lui font défaut. Cette nature n’est pas immuable. Face aux changements qui signifient pour lui « nourriture » ou « danger », l’animal réagit rapidement par ses actions propres ; mais son environnement reste un tout indivisible, c’est ainsi qu’il dut apparaître à l’homme primitif. De cette masse indifférenciée – à travers le travail lui-même, contenu le plus important de l’existence – émerge progressivement ce qui entre dans processus du travail. L’outil, qui devient vite une partie morte ou inerte du monde extérieur, agit comme un organe de notre propre corps, animé par notre volonté ; l’outil se projette hors du monde extérieur et de notre propre corps, les deux étant pour l’homme primitif des évidences jamais devenues conscientes. Chainon important dans le processus de travail, l’outil reçoit un nom sonore, qui décrit également l’activité elle-même. Pourvu d’un nom, l’outil se distingue encore plus clairement – comme objet particulier – du monde environnant. La fragmentation conceptuelle et nominale du monde commence, la conscience de soi pointe à l’horizon, des objets artificiels sont utilisés dans le travail intentionnellement et consciemment.

Ce processus, qui est extrêmement lent, est le début de l’humanisation réelle. Car dès que les outils sont utilisés consciemment et sont donc le résultat d’une intentionnalité, on peut déjà dire qu’ils sont « produits » ; de la production à l’élaboration, il n’y a qu’un pas. Avec les premiers noms et les premières idées abstraites, l’homme en principe existe déjà. Il reste encore un long chemin à parcourir : les premiers outils bruts se différencient selon l’usage ; la pierre tranchante devient couteau, cale, perceuse, fer de lance ; la hache naît peu à peu en lien avec le bâton. C’est alors seulement que l’homme sauvage préhistorique se retrouve à armes égales avec le prédateur et la forêt et s’annonce comme le futur maître de la Terre. Avec la différenciation de l’outil, qui est la condition de la division ultérieure du travail, le langage et la pensée se développent également en des formes nouvelles et enrichies, tandis qu’une pensée plus consciente, à rebours, conduit à une utilisation et amélioration plus pertinente des outils.

Ainsi, langage et pensée se stimulent mutuellement. La praxis de la vie sociale, le travail, est la source d’origine à partir de laquelle se développent technique, pensée, outils et science, en ne cessant de se perfectionner. Par son travail, l’homme-singe s’est élevé au rang d’homme réel. L’utilisation d’outils est la base matérielle de toute véritable différenciation entre l’homme et l’animal, les différences ne cessant de se creuser.

Organe animal et outil humain

Nous trouvons donc ici la principale différence entre les humains et les animaux. L’animal acquiert sa nourriture et combat ses ennemis avec ses propres organes corporels ; l’homme fait de même mais avec des outils artificiels. Organon est le mot grec pour organe, qui signifie aussi outil. Les organes sont les outils naturels de l’animal, qui ont grandi avec lui. Les outils sont les organes artificiels de l’homme. Ou mieux encore : l’ensemble main-outil, en tant qu’organe humain, équivaut à l’organe animal. Ces deux organes (main et outil) partagent la fonction que l’organe animal doit remplir sous forme d’organe unique. La main devient l’organe général, qui n’est pas spécialement adapté à un travail particulier, parce que cet organe est polyvalent, parce qu’il se développe uniquement pour tenir et manipuler tous les outils. Les outils sont des objets extérieurs qui sont pris alternativement dans la main, faisant de celle-ci un organe polyvalent aux fonctions variables.

Avec cette division des fonctions, une possibilité infinie de développement s’ouvre devant l’homme, que l’animal ne connaît pas. Parce que la main peut se combiner aux outils les plus divers jusqu’à former un tout, elle égale tous les organes possibles des animaux les plus divers. Chaque animal, de par sa constitution, est adapté à un environnement précis, à un mode de vie déterminé. De par ses outils, l’être humain est adapté à toutes les conditions d’existence, est équipé pour tout type d’environnement. Le cheval est adapté à la plaine herbeuse, le singe à la forêt ; le cheval est tout aussi impuissant en forêt que le singe l’est en plaine. L’homme utilise la hache pour la forêt et la bêche pour la plaine. Avec ses instruments artificiels, il peut s’introduire dans n’importe quelle contrée et s’installer en tout lieu. Alors que presque tous les animaux ne peuvent vivre que dans certaines régions, les humains ont conquis la terre entière. Chaque animal, comme un éthologue le souligna un jour, a un côté fort, grâce auquel il s’affirme dans la lutte pour l’existence, et un côté faible, à cause duquel il devient la proie des autres et ne va pas forcément se reproduire. En ce sens, l’homme n’est que force, jamais en proie à la faiblesse. Grâce à ses outils, il s’impose comme l’égal de tout animal, et comme l’outil ne reste jamais identique mais peut toujours connaître des améliorations, l’homme finit par s’élever bien au-dessus de n’importe quel animal. L’outil fait de lui le maître de la création, le roi de la terre.

Dans le monde animal, on observe aussi un développement et une perfection incessante des organes. Mais ce développement est lié à la mutation du corps animal et se déroule donc avec l’infinie lenteur imposée par les lois biologiques. Des milliers d’années, ce n’est rien dans le développement du monde organique. Mais les hommes se sont libérés de la forte contrainte de ces lois biologiques en transférant à des objets inertes, extérieurs à leur corps, le développement de leurs organes. Les outils peuvent être rapidement remodelés, la technique progresse à pas de géant par rapport au rythme de développement des organes animaux. Par conséquent, à partir du moment où l’humanité a emprunté de nouveaux chemins, elle s’est élevée, en quelques milliers d’années, à une hauteur qui la place même bien au-dessus des plus grands animaux, comme ceux-ci se sont élevés au-dessus des animaux inférieurs. L’invention d’artéfacts signifie, en quelque sorte, la fin brutale de tout le développement animal, puisque, en un court laps de temps, ces descendants des singes accèdent soudainement à la puissance divine et prennent possession de la terre entière comme s’il s’agissait de leur domaine exclusif. Le calme développement du monde organique sur le mode darwinien s’interrompt brusquement. Depuis que l’homme apprivoise, extermine, cultive, cultive, sélectionne, intervient et révolutionne toutes les conditions de vie sur terre, il a volontairement modelé et déterminé les formes ultérieures de la vie animale et végétale, en suivant ses propres desseins. Il s’ensuit qu’avec l’émergence des outils, le processus de transformation du corps humain s’interrompt.

Les organes restent ce qu’ils sont devenus jusqu’à présent, à une exception près : le cerveau. L’organe de la pensée, le cerveau, devait se développer simultanément avec les outils ; et de fait, nous constatons que la différence existant chez l’homme entre races supérieures et races inférieures s’explique essentiellement par la différence de contenu du cerveau. Mais le développement de cet organe s’est arrêté également à un certain stade. Depuis le début de la civilisation, les fonctions cérébrales ont été de plus en plus prises en charge par des moyens artificiels ; la science est stockée dans des livres. Notre capacité de penser aujourd’hui, au fond, n’est ni meilleure ni supérieure à celle des Grecs, des Romains et peut-être des Germains ; notre connaissance, par contre, a énormément progressé, notamment par le fait que l’organe de l’esprit, l’intellect, a été soulagé par des substituts artificiels : les livres.

Maintenant que nous avons établi la différence entre l’homme et l’animal, revenons à la question de savoir comment chacun des deux lutte pour sa survie. La lutte pour l’existence est cause de perfectionnement, puisque tout ce qui est imparfait est éliminé. Ce principe est incontestable. Les animaux se perfectionnent par la lutte. Il est, cependant, nécessaire d’être plus précis et de voir en quoi consiste cette perfection croissante. Et puis on ne peut pas vraiment dire que l’ensemble des animaux ne font que se perfectionner en se lançant dans une mutuelle compétition. Ils se battent et rivalisent avec leurs organes, avec les organes qui comptent pour eux dans la lutte de la vie.

Les lions ne se battent pas avec leur queue, ni les lièvres avec leurs yeux, ni les faucons avec leur bec, mais les lions se battent avec leurs muscles extenseurs du saut et leurs dents, les lièvres avec leurs pattes et leurs oreilles, les faucons avec leurs yeux et leurs ailes. Posons-nous alors la question : de quels combats s’agit-il ? Qu’est-ce qui intervient dans la compétition ? La réponse est la suivante : ce sont les organes qui luttent. Et ces organes ne cessent de se perfectionner. Les muscles et les dents des lions, les pattes et les oreilles des lièvres, les yeux et les ailes des faucons entrent dans le feu de la compétition, et se perfectionnent dans cette lutte. Tous les animaux se reposent justement sur ces organes et affrontent leur propre destin, celui de la victoire chez les forts, celui de la défaite chez les faibles. Posons-nous maintenant de la même façon la question pour le monde humain. Les humains ne se battent pas avec leurs organes corporels naturels, mais avec leurs artéfacts, avec leurs outils (en y incluant, bien entendu, les armes). Le principe suivant lequel la lutte conduit à un perfectionnement constant par l’élimination de l’imperfection s’applique également ici : les outils servent à combattre et ainsi ne cessent de se perfectionner. Les groupes ou tribus qui possèdent les meilleurs outils et les meilleures armes peuvent le mieux, et suffisamment, s’assurer de leurs moyens de subsistance, et, dans un combat frontal, vaincre puis éliminer les tribus les moins bien équipées. Les grands progrès technologiques et les méthodes de travail de la Préhistoire, tels que l’introduction de l’agriculture et de l’élevage, ont fait de l’homme une race physiquement plus robuste, qui n’a plus autant à souffrir des inconvénients des phénomènes naturels. Les races dont la technologie est la plus avancée supplantent les autres, se réservent les meilleures terres, s’ouvrent à la civilisation et soumettent toutes les autres races. La domination de la race européenne s’appuie sur sa supériorité technique.

Nous voyons donc ici comment le même principe fondamental de lutte pour l’existence, formulé par Darwin et souligné par Spencer, fonctionne différemment chez l’homme et chez l’animal. L’axiome selon lequel la lutte conduit à un perfectionnement des armes de combat produit des résultats différents chez l’homme et chez l’animal. Chez l’animal, cette lutte conduit à un développement ininterrompu des organes naturels du corps ; c’est la base de la théorie de l’évolution, le noyau du darwinisme. Chez l’homme, cette lutte conduit à un développement continu des outils, de la technique et des forces productives. Voilà la base du marxisme.

Il s’avère donc que le marxisme et le darwinisme ne sont pas deux doctrines indépendantes, chacune d’elles s’exerçant dans son domaine propre, et qui seraient étrangères l’une à l’autre. En réalité, elles reposent sur le même principe de base. Elles forment une unité. La nouvelle orientation qui a été prise avec l’apparition de l’homme – le remplacement des organes naturels par des artéfacts – a pour effet que ce principe de base s’exprime dans le monde humain d’une manière tout autre que dans le monde animal, que le darwinisme, d’un côté, le marxisme, de l’autre, traduisent la loi du développement.

Dès que les êtres humains s’élèvent au-dessus du monde animal, le développement des outils et le développement associé des méthodes de travail, de la division du travail et des connaissances deviennent la force motrice du développement social. Elle produit les différents modes de production économique : la société primitive communiste, l’économie agraire, les débuts de la production marchande, le féodalisme médiéval et enfin le capitalisme moderne. Il nous reste maintenant à replacer l’actuel mode de production – ainsi que son renversement – dans un contexte approprié et à lui appliquer correctement les axiomes du darwinisme.

Capitalisme et socialisme

La forme particulière que prend la lutte darwinienne pour l’existence comme moteur du développement dans le monde humain est conditionnée par le vivre-ensemble social et l’utilisation d’outils. Les hommes mènent groupés une lutte commune. À l’intérieur du groupe, la lutte commune pour l’existence cesse et l’aide mutuelle tout comme les sentiments sociaux apparaissent, tandis que la lutte entre les groupes continue à dominer. Et dans cette lutte, c’est l’équipement technique qui tranche, en sorte que son issue est le progrès technologique. Ces deux circonstances opèrent de manière différente sous des systèmes économiques différents. Voyons maintenant ce qu’il en est sous le capitalisme.

Lorsque la bourgeoisie eut conquis le pouvoir politique et fait ainsi de l’ordre économique capitaliste l’ordre économique dominant, elle commença par briser les chaînes féodales et à libérer les êtres humains. Pour le capitalisme, il était impératif que chaque producteur puisse entrer dans la lice concurrentielle à sa convenance, sans aucune limitation à sa liberté de mouvement, sans aucune considération pour les règlements corporatifs, sans aucun obstacle légal. C’était la seule façon de développer une production se pliant à toutes les exigences du moment. Les ouvriers, pour disposer pleinement et librement de leur force de travail, ne devaient pas être soumis à des règlements féodaux et corporatifs ; c’était la condition sine qua non pour les ouvriers puissent la vendre aux capitalistes sous forme d’une pure et simple marchandise, et que ces derniers puissent pleinement en disposer. Par conséquent, la bourgeoisie a aboli toutes les anciennes jurandes ou confréries ainsi que les obligations corporatives. Elle rendait les hommes totalement libres, mais aussi complètement seuls et sans défense. Auparavant, les hommes ne se sentaient pas seuls ; ils appartenaient à une corporation ; ils étaient sous la protection d’un seigneur ou d’une association et y puisaient leur force. Ils faisaient partie d’un groupe social vis-à-vis duquel ils avaient des obligations et dont ils obtenaient la protection. La bourgeoisie a aboli ces obligations, détruit les corporations et mis fin aux rapports de dépendance féodale En même temps, la libération du travail signifiait que l’homme était écarté de ses semblables, qu’il ne pouvait plus compter sur les autres ; chacun était entièrement réduit à lui-même ; il devait se battre seul contre tous, libre d’attaches mais aussi sans protection.

C’est pour cette raison que, sous le capitalisme, le monde humain ressemble énormément au monde des prédateurs. C’est pour cette raison que les darwinistes-bourgeois ont cherché leurs modèles pour la société humaine chez les animaux qui combattent en solitaires ; ils sont partis en effet de l’expérience, et leur véritable erreur était de prendre les rapports capitalistes pour des rapports humains éternels. La parenté des rapports singuliers de lutte capitaliste avec ceux des animaux vivant en solitaires a été exprimée comme suit par Engels, dans la partie historique de son Anti-Dühring (p. 293) :

« La grande industrie, enfin, et l’établissement du marché mondial ont universalisé la lutte et lui ont donné en même temps une violence inouïe. Entre capitalistes isolés, de même qu’entre industries entières et pays entiers, ce sont les conditions naturelles ou artificielles de la production qui, selon qu’elles sont plus ou moins favorables, décident de l’existence. Le vaincu est éliminé sans ménagement. C’est la lutte darwinienne pour l’existence de l’individu transposée de la nature dans la société avec une rage décuplée. La condition de l’animal dans la nature apparaît comme l’apogée du développement humain. »

Quel est l’enjeu réel du combat déclenché par la compétition capitaliste et quel perfectionnement décide de l’issue victorieuse du combat ?

Tout d’abord, ce sont encore une fois les moyens techniques, les machines. Encore une fois, s’applique la loi générale en vertu de laquelle la lutte mène à la perfection. La machine la plus parfaite élimine l’imparfaite ; les machines inefficaces et le petit outillage disparaissent, et le machinisme se développe à marches forcées jusqu’à parvenir au but : un accroissement ininterrompu de la productivité. C’est l’application correcte du darwinisme à la société humaine. Ce qu’il y a de particulier, c’est que sous le capitalisme, la propriété privée domine et que, donc, derrière chaque machine se trouve un être humain. Derrière la grosse machine se trouve coincé un gros capitaliste, derrière la petite un petit-bourgeois ; la défaite de la machine la plus petite entraine chez le petit-bourgeois la ruine de ses grandes espérances ainsi que de toute joie de vivre.

De plus, cette lutte est une compétition entre capitaux. Le grand capital est le capital le plus parfait ; le grand capital bat le plus petit, et donc les capitaux ne cessent de s’accumuler. Cette concentration du capital sape de plus en plus le capitalisme lui-même, parce qu’elle réduit la bourgeoisie – qui a intérêt à persévérer dans son être – et augmente la masse populaire qui veut l’abolir.

Au cours de cette évolution, l’une des caractéristiques du capitalisme disparaît progressivement. La classe ouvrière – dans ce monde solitaire d’êtres humains luttant chacun pour soi – développe une nouvelle association, l’association de classe. Les coalitions commencent par éliminer la concurrence mutuelle entre travailleurs et par unir leurs forces pour une lutte commune vers l’extérieur. Les coalitions commencent par éliminer la concurrence mutuelle des travailleurs et par unir leurs forces dans une lutte commune contre le monde extérieur. À cette nouvelle organisation de classe, qui trouve son origine dans des rapports naturels, s’applique tout ce qui avait joué pour les groupes sociaux en général. Dans ces organisations, les instincts sociaux, les sentiments moraux, le sacrifice de soi et le dévouement à la cause tout entière prennent une ampleur inégalée. Et cette solide cohésion donne à la classe ouvrière la force puissante dont elle a besoin pour mettre sous scellés la classe capitaliste. La question de la lutte de classe – qui n’est pas une lutte avec des outils, mais une lutte pour les outils, une lutte pour s’emparer des équipements techniques de l’humanité – se tranche par le pouvoir de l’action organisée, par la force de la nouvelle organisation de classe. Dans la classe ouvrière organisée pointe déjà un élément de la société socialiste.

Appliquons maintenant le même raisonnement au mode de production à venir, au socialisme. La compétition qui aboutit au perfectionnement des outils, et qui domine toute l’histoire de l’humanité, ne s’arrêtera pas là. Encore une fois, comme sous le capitalisme, la machine la plus médiocre sera éliminée et remplacée par une machine bien meilleure. Encore une fois, ce processus conduira à une augmentation rapide de la productivité du travail. Mais dès qu’aura disparu la propriété privée des moyens de production, on ne trouvera plus aucun homme rivé à une machine dont il revendique la propriété et dont il partage le destin. Les machines deviendront propriété commune et leur mise en compétition ne sera plus qu’un procédé inoffensif, qui est consciemment appliqué par des personnes qui, après mûre réflexion, remplacent simplement les machines les plus médiocres par de bien meilleures. C’est donc seulement au sens figuré que nous qualifions ce progrès de ‘lutte’. Prend alors fin la lutte réciproque des êtres humains entre eux. Avec la disparition des classes, l’ensemble de l’humanité civilisée sera devenu une grande communauté de production, unique et solidaire. Il en va de même pour tout groupe social : la lutte réciproque pour l’existence s’interrompt en son sein, elle n’est plus dirigée que vers l’extérieur. Mais au lieu et place des petits groupes antérieurs, c’est maintenant l’humanité tout entière qui prend le dessus. Cela signifie que la lutte pour l’existence dans le monde humain prend fin. Elle n’est tournée que vers l’extérieur, non plus comme compétition entre congénères, mais comme une lutte pour les moyens de subsistance, une lutte contre la nature. Mais le développement de la technique et de la science qui lui est est associée fait que cette lutte peut difficilement être qualifiée de ‘lutte’. La nature est soumise aux êtres humains, elle leur offre – au prix d’un effort moindre – un moyen de subsistance sûr et abondant. Le développement de l’humanité va emprunter ainsi de nouvelles voies. L’époque où l’humanité sortait peu à peu du monde animal et où elle menait une lutte pour l’existence, sous des formes déterminées par l’usage des outils, touche à sa fin. La forme humaine de la lutte pour l’existence cesse, s’ouvre alors un nouveau chapitre de l’histoire humaine.


Note de Pannekoek

*) Kropotkine souligne que les étudiants russes de Darwin ont d’abord mis l’accent sur ce facteur d’entraide, et il attribue cela au fait qu’ils ont eu la meilleure opportunité d’observer la vie animale dans les vastes steppes. La cause principale, cependant, serait qu’en Russie la compétition capitaliste, qui en Europe de l’Ouest a fait de la lutte contre tous une idée commune à tous, n’a pas encore dominé la vie, et l’esprit du communisme villageois, basé sur l’aide mutuelle, a continué à influencer fortement les idées des milieux sociaux russes. L’homme voit toujours la nature à travers les lunettes de ses propres relations sociales.


x) Néerlandais : Niet, dat het proletariaat het Darwinisme vijandig gezind was. Integendeel; de woordvoerders van het proletariaat, de socialisten Marx en Engels in de eerste plaats, hadden de theorie van Darwin met de levendigste belangstelling begroet, en de socialistische arbeiders bestudeerden het Darwinisme met de grootste ijver, omdat zij er een steun voor hun eigen leer in zagen.


Notes rédactionelles

1. Un parti des matérialistes libéraux allemand avait prit l’année 1909 (cent ans après le livre de Lamarck et la naissance de Darwin, et cinquante ans après l’apparition de son œuvre principal) en ocassion pour intensifier la lutte contre « l’absolutisme » (le Junckertum allemand) et « l’obscurantisme » (le clergé allemand) par moyen de la théorie de l’évolution. L'ambiance général dans la biologie en allemagne allait néanmoins plutôt dans la direction du neo-Lamarckisme (représenté par le français Alfred Mathieu Giard , 1846-1908, bien que surtout un matière français) et surtout le néo-vitalisme (représenté par l'allemand Hans Driesch , 1867-1941; le français Henri Bergson , 1859-1941 et l’américain Henry Fairfield Osborn , 1857-1935). Dans Die Neue Zeit, 27. Jg., 1. Bd., Nr. 20-21, p. 711-720, 740-749) avait déjà été publié de Pannekoek l’article Ein theoretischer Kulturkampf, ainsi qu’un article plus court dans le Korrespondenzartikel, encore abrégé dans De Tribune en néerlandais.
La percée scientifique pour le darwinisme (en dehors de l’Union sovietique) arrivait seulement dans les années 1940 dans le forme du néo-darwinisme  ou de la théorie synthétique  dans lequel des théories sur l’hérédité (Génétique ) ont été inclus (représentés par l’américain-russe Theodosius Dobjansky , 1900-1975 (l’orthographe de son nom en français est assez ridicule, car il n’est pas connu pour avoir porté un passeport français, voir les autres langues); Julian Sorell Huxley , 1887-1975), l’américain-allemand Ernst Mayr , 1904-2005, et l’américain George Gaylord Simpson , 1902-1984) et dans lequel le darwinisme autant que le génétique ont été blindé contre des accusations argumentés de racisme (et qui ont aussi été coloré politiquement pour prendre distance des théories nazis un jour apprécié et pour prendre le vent du voile lysenkoïst ‘anti-raciste’). Pour le reste on peut référé a des auteurs populaires comme Stephen J. Gould et les ‘super-darwinistes’ Daniel C. Dennett, Richard Dawkins en John Maynard Smith et des subséquent références chez eux. Ces derniers ont défendu la position que la selection naturel a lieu exclusivement au niveau des individues et, par conséquence, qu’il y a seulement un sélection des caracteristiques « altruïst » dans la mèsure qu’ils sont en même temps avantageux pour l’individu (bien, ce sont des « humanistes », donc, d’après eux, « il vaut apprende l’altruïsme, car on est née égoiste », leur dernier offre sur ce marché); et dans lequel le « gen » (« le replicateur ») seraient au centre, et non pas le cycle de vie (le « repliqué »). Voir sur ça surtout: Pinker’s List / Elaine Morgan. – [Eastbourne] : Eildon Press, 2005. – 290 p.

2. Charles Robert Darwin  (1809-1882); naturalist anglais; étudiait medicine et théologie; en 1854 il commencait son œuvre principal; en 1858 il a reçu un lettre du biologue brittanique Alfred Russel Wallace  avec un essay qui, en grands lignes, contenait le même théorie; en suite il a fait un résumé de son manuscrit, qui était publié ensemble avec l'essai de Wallace, sans être remarquer; alors il publiait son grand œuvre: De l’Origine des espèces au moyen de la sélection naturelle, 1859, qui frappait comme une bombe; il a laissé la lutte théorique qui suivait à Thomas Henry Huxley (1825-1895; « Le bulldog de Darwin »; il enregistrait le notion agnostique). Chez Darwin évidemment il n'y pas de la lutte de classes, il se coincait dans un humanisme bourgeois évolutif, qui dépend du progrès intellectuel, moral et institutionelle, et qui, malgré des terrains d’entente, était entièrement étrange à Marx, Engels et Pannekoek, et qui est résumé ensuit par Darwin lui-même:
« La conclusion fondamentale à laquelle nous sommes arrivés dans cet ouvrage, à savoir que l’homme descend de quelque forme d’une organisation inférieure, sera, je regrette de le penser, fort désagréable à beaucoup de personnes. Il n’y a cependant pas lieu de douter que nous descendions de barbares. Je n’oublierai jamais l’étonnement qui j’ai ressenti en voyant pour la première fois une réunion de Fuégiens sur und rive sauvage et aride, car aussitôt la pensée vint à mon esprit que tels étaient nos ancêtres. Ces hommes absolument nus, barbouillés de peinture, avec des chaveux longs et emmêlés, la bouche écumente, avaient une expression sauvage, et vivaient comme des bêtes sauvages avec ce qu’ils pouvaient attraper ; privés de toute organisation sociale, ils furent sans merci pour tout ce qui ne faisait pas partie de leur propre petite tribu. Celui qui a vu un sauvage dans son pays natal n’éprouva pas de honte de reconnaitre que le sang de quelque être inférieur coule dans ses veines. J'aimerais autant pour ma par descendre du petit singe héroïque, qui brava son ennemi redouté pour sauver son gardien  ou du vieux babouin qui descendant des hauteurs, emporta triomphalement son jeune camarade après l’avoir arraché à une meute de chiens étonnés – que d’un sauvage qui se délecte à torturer ses ennemis, se livre à des sacrifices sanglants, pratique l’infanticide sans remords, traite ses femmes comme des esclaves, ignore tout décense et en proie aux superstitions les plus grossières.
On peut excuser l’homme d'éprouver quelque fierté de ce qu’il s’est élevé, quoique non par ses propres efforts, au sommet véritable de l’échelle organique, et le fait qu’il s'y est ainsi élevé, au lieu d’y avoir été placé primitivement, peut lui faire espérer une destinée encore plus haute dans un avenir éloigné. Mais nous n’avons à nous occuper ici ni d’espérences, ni de craintes, mais seulement de la vérité dans les limites où notre raison nous permet de la découvrir. J’ai donné les preuves aussi bien que j’ai pu. Il me semble que nous devons revonnaitre que l’homme, avec toutes ses nobles qualités, la sympathie qu’il éprouve pour les plus ravalés, la bienveillance qu’il étend non-seulement à ses semblables, mais encore aux êtres vivants les plus humbles ; l’intelligence divine qui lui a permis de pénétres les mouvements et la constitution du système solaire – avec toutes ces facultés d’un ordre si éminent – l’homme, dis-je, conserve encore dans son système corporel le cachet indélébile de son origine inférieur. » (La Filiation de l’Homme et la sélection liée au sexe , traduction de 1873, p. 426-427; un plus nouveau traduction : Genève : Slatkine, 2012 , chapître xxi, fin; un livre que Marx et Engels ont entièrement raté, mais Pannekoek pas).
Le bourgeois Darwin a plus tard été accusé d’avoir partiellement avoir plagiarisé son théorie du socialist Wallace, voir: A Delicate Arrangement : The Untold Story of the Darwinian Conspiracy and Cover-Up / Arnold C. Brackman . – New York, 1980.
Le biologiste brittanique Alfred Russell Wallace  (1823-1913) étais socialist; initialement il n’étais pas convaincu que l’évolution pourrait expliquer le cerveau, et il est resté quelque temps dans le spiritisme. Contributions to the Theory of Natural Selection, 1870. Darwinism, an exposition of the theory of natural selection with some of its applications, 1889. Man’s Place in the Univers, 1903.
Sur le préhistoire du darwinisme: From the Greeks to Darwin  : An Outline of the Development of the Evolution Idea / Henry Fairfield Osborn Sc.D. [voir plus haut] – New York : The MacMillan Company, 1908. – 259 p.– [original de 1894, réimpression 1929 et 2007]; et: Histoire de la pensée évolutionniste  (Wikipédia).
Le source principal pour le discussion sur le darwinisme moderne est: The Structure Of Evolutionary Theory  / Stephen Jay Gould. – Cambridge, Massachusetts ; London, England : The Belknap Press of Harvard University Press, 2002. – 1433 p., à lire avec des précautions.

3. Georg Wilhelm Friedrich Hegel  (1770-1831); philosoph dialectique allemand; menait la philosophie classique allemande vers son point final en dissoudant tous les contradictions de la philosophie précédent dans le seul contradiction de l’esprit absolue, qui sera le sujet de tout développement (dans la nature ainsi que pour la société), mais qui en cascade chaque fois seulement par après, par un processus de contradictions en par médiation de la nature externe, arrive a un conscience de soi dans le philosoph, et donc, d’après les mots de Marx, just dans l’apparance, dans l’imagination spéculatif du philosoph, fait l’histoire du monde; le dialectique, écrivait Marx, avait un noyau rationel dans un enveloppe mystique; l’esprit absolu a été démasqué par lui comme le propre practique humain, qui n’est pas encore contrôlé, ce qui dans l’idéologie est interprété comme un état donné. Pannekoek appele le dialectique généralement théorie du développement, et qu’il assimile souvant au théorie de l’évolution. Le dialectique de Hegel n’est néanmoins non seulement un théorie du développement en général, mais aussi un théorie de déploiement des contradictions, sur lequel Pannekoek écrivait plus tard:
« Avec le mot dialectique beaucoup de hocuspocus a été commit, en particulier par des gens, qui ainsi, comme avec un genre de formule magique, voulait faire un confession vers le véritable croyance. Dans la réalité il s’agit d’un chose très simple (et en tant que tel représenté dans Friedrich Engels’ Anti-Dühring) qui allait parfaittement avec les anciens formes de pensées philosophiques, pour lesquels néanmoins par la suite le science naturel à crée des meilleurs formes d’expression. » Lettre d’Anton Pannekoek à Ernst Bloch, 29 juni 1948.
Au Pays-Bas le Hegelarisme, chez les marxistes, avait un très mauvaix réputation (ils réfèrent que rarement à Hégel; d’autant plus vers Immanuel Kant , 1724-1804, et surtout son critique Joseph Dietzgen, 1828-1888), à cause des activités bruyants d’en l'approche en trois étapes (thèse, antithèse, synthèse; ce qui vient en fait de Johann Gottlieb Fichte , 1762-1814) pontifiait un jour de plus, le professeur de Leyde G.J.P.J. Bolland  – « la raison hégelien qui parle néerlandais (Hollandsch), parle Bollandsch » – (1854-1922), dont lequel Pannekoek a subit un discours, mais à lequel il s’envervait surtout par ses discours hors de propos (Pannekoek, Herinneringen (Mémoires)).

4. Carolus Linnaeus  (Carl von Linné, 1707-1778); botanist suédois, fondateur du taxonomie, classifiait les empires des plantes et des animaux et les minéraux; groupait l’homme comme Homo sapiens (homme sage), à coté du chimpanzé et le troglodite (nain), et le catégorisait parmis les simiesques (singes), où il ajoutait « Connais-toi toi-même! » (d’après l’inscription chez l’oracle de Delphi). Des classifications jusqu’à là consistait surtout des inventaires des collectioneurs; Linnaeus introduisait le critère scientifique de classification par des caracteristiques des organs sexuels, ce qui s’avérait réusit un peu pour les plantes; son classification des minéraux était arbitrair, celui des animaux d’après un mélange de tout sorte de caracteristiques en appérance. De son système entretemps il ne reste plus grand chose à cause du nouvelle méthodique du cladistique (fondateur Willi Hennig  (1913-1976), années 1950, basé sur des relations génétiques au lieu des caracteristiques en apparance) aussi rendu possible par les recherches sur le a.d.n..

5. Quelques représentants du clergé, aux Pays-Bas par exemple Abraham Kuyper , se rendait tout d’un coup compte que dans l’histoire du bible il n’est pas dit que le Dieu avait créer les espèces, mais qu’il avait ordonner la terre de les engendrer; tout aussi le Dieu (dans le beaucoup plus ancien idéologie franc-maçon d’un plan divin de la création, qui n’attendait son découvert et donc était connaissable) n’aurait pas avoir crée un monde achever, mais seulement les éléments et les lois de développement. Contre les intégristes bibliques très tôt a été argumenté que pour connaître le Dieu on ne devait pas seulement étudier ses « Mots » (le Bible), mais aussi ses « Œuvres » (le « Creation »), et quand un contradiction se présentait entre les deux, ça pourrait à peine être à cause des Mots divines, ni de ses Œuvres, mais seulement à la compréhension manquant que nous avait pû se former de ça. Cet idée a été exprimer de differents façons dans le ligne de pensé du philosophe et juge muslim andalusien Averroès  (12ième siècle, qui mettait en avant que quand il y avait contradiction entre le « révélation » et la science, la « révélation » devait être comprit dans un sens « allégorique »), Thomas d’Aquin (13ième siècle) jusqu’à Spinoza (17ième siècle), via Johannes Calvijn (16ième siècle), just comme l’idée du Dieu comme « cause de tous les causes » (si comme des « causes » pourrait avoir eux-mêmes un cause). Ceci n’a terminé que quand Pierre-Simon de Laplace  aurait repondu a un question de Napoleon Bonaparte pourquoi il n’y avait rien sur le Dieu dans son livre sur le cosmologie aurait répondu: « Sire, je n’avait pas besoin de cet hypothèse » (bienque ce n’est pas un hypothèse scientifique), a un moment où les scientistes pouvait finalement prétendre de ne plus avoir besoin de la théologie.
Des siècles plus tard l’argument est revenue dans le forme de la théorie du « dessein intélligent », ce qui dans des écoles américains (mais pas seuls) remplacait le « creationisme », qui ne tenait pas comme « théorie scientifique » a enseigner face aux juges américaines, voir sur cela aussi le petit dispute autour du Pastafarisme .

6. Jean-Baptiste Pierre Antoine de Monet, Chevalier de Lamarck  (1744-1829); biologiste français; développait le théorie que les espèces changent (le principe de l’évolution organique) et surgissent les uns des autres par adaptation des organes aux besoins imposé par l’environnement; des changements nécessaires irait se produire inévitablement. Son opposant Georges Léopold Chrétien Frédéric Dagobert, Baron de Cuvier  (1769-1832) à jèter le base pour l’anatomie comparatif, qui initialement a été exploiter comme preuve que les différent espèces ne pouvait pas surgir les uns des autres, mais qui, non intentionellement, se montrait de signification décisif pour le développement plus loin de la théorie de l’évolution. Lamarck, de qui à chaque fois des preuves ont été révendiqé, devenait les plus controversé par son quatrième thèse, selon lequel des caracteristiques acquis seraient héritables. Philosophie zoologique, 1809. Histoire naturelle des animaux sans vertèbres, 1815-1822. Le géologue Charles Lyell  (1797-1875; The Antiquity of Man, 1863), un partisan tardif de Darwin, polemisait sévèrement contre Lamarck.
Le théorie de Lamarck’s a plus tard été retravaillé dans un sens mystique en partant d’un « but interne » qui travaille par un changement des organs (néo-Lamarckisme ) et le néo-vitalisme  développé par Arthur Schopenhauer , et d’après lequel on doit partir d’un principe de vie peu définit, le volonté; voir : Neulamarckismus und mechanischer Materialismus [1910] / Franz Mehring  – Dans : Gesammelte Schriften, Bd. 13, p. 227-238. En 1909 Joseph Staline a publié (dans ses Œuvres complète introuvable; il est le seul auteur connu dont les œuvres complète, dans des édtions consécutives, contanait toujours moins de textes) un essai dans lequel ce même néo-Lamarckisme (qui dans des revues populair-scientifique russe, inspiré par le théorie de Ivan Vladimirovitch Mitchourine  , dominait ; et qui en France étais dévendu par Alfred Giard ) était défendu comme du marxisme orthodox ; plus tard ce théorie a été canonisé en l’Union sovjetique dans le Lyssenkisme , un campagne politique mèné par Trofim Lyssenko , ses poursuivants et les authorités sovietique contre les généticiens qui étais poursuivit, avec – comme il est dit – des catastrophes disastreuses pour l’agriculture; voir : The Lysenko Affair / by David Joravsky. – Chicago : University of Chicago Press, 1970, 459 p.; Lysenko and the Tragedy of Soviet Science / Valerii N. Soyfer. – Rutgers University Press, 1994; L’éternel retour de Lyssenko / Denis Buican. – Paris : Copernic, 1978; voir aussi : Trofim Denisovich Lysenko / Hugo S. Cunningham. – Ronald Fisher, 1948. Le Lysenkoïsme plus tard était représenté comme champignon de la lutte contre le racisme des généticiens, ce qui est remarquable pour la classe dominant en Russie de Joseph Staline qui était assez xénophobique, et longue temps après.

7. Étienne Geoffroy Saint-Hilaire  (1772-1844); biologiste français, defendait le thèse qu’il n'y avait qu’un « plan » à la fondement de la nature, à partir de lequel les espèces irait s’avoir développer. In 1830 il debattait avec Georges Cuvier Georges Cuvier devant l’Academie de Paris, adepte du théorie des catastrophes, qui donnait des coups sensibles. Sur le principe de l’unité de composition organique, 1828. D’autres évolutionists précoces était l’anglais John Ray  (1627-1705), les français Benoît de Maillet  (1656-1738), Pierre Louis Maupertius (Moreau)  (1698-1759) et surtout Georges Louis Leclerc de Buffon  (1707-1788); les allemands J.G.J. Ballenstedt , F.S. Voigt , F. Tiedemann  (1781-1861) et Christian Leopold von Buch  (1774-1853), et après tout le botanist anglais Erasmus Darwin  (1731-1802), le grand père de Charles Darwin. Les philosophes naturelles spéculatif allemand (Friedrich von Schelling  (1775-1854), Lorenz Oken  (1779-1851) ont donné la théorie de l’évolution surtout un mauvaix nom à cause de leur propos irrélevant.

8. Compare : « Le concept originaire de cause est un concept anthropomorphique. Lorsqu’il est dépourvu d’expérience, l’homme mesure ce qui est objectif à l’aune d’un étalon subjectif, il juge le monde d’après son propre soi. De même qu’il fabrique les choses en les préméditant, de même il transfère à la naturele style humain qui lui est propre, il se figure que la cause des phénomènes de la réalité est aussi extérieure, aussi créatrice que lui-même, cause séparée de ses propres créations. » Dans : L’essence du travail intellectuel : Écrits philosophiques annotés par Lénine (Pièces pour un dossier) / J. Dietzgen ; présentation et traduction de J.-P. Osier. – Paris : Librairie François Maspero, 1973. – 249 p.  – p. 63. Ainsi, Darwin parlait en 1842 du créateur derrière la nature; en 1859 seulement de la nature comme cause en soi.

9. Thomas Robert Malthus  (1766-1834); clergé anglais; écrivait en 1798 sons Essay on the Principle of Population (Essai sur le principe de la population), qu’il retravaillait en 1803; l’importance de son théorie pour le théorie de l’évolution transpère aussi car Wallace aussi était inspiré par cela. Malthus copiait son théorie de Robert Wallace  (1697-1771) et d’autres, qui, contre l’idée de la révolution française que l’homme et la société sont perfectionables d’après l’exemple de l’harmonie, posait que le croissance de la population de tout société humain idéel, allait très vite vers l’effondrement. Malthus lui-même ajoutait contre les idées de Nicolas de Concordet  et William Godwin  (1756-1838) seulement le simplification que dans la société, autre que dans la nature, la population tend à s’accroître géométriquement (1, 2, 4, 8, …) pendant que l’approvisionnement alimentaire s’accroit seulement arithmétiquement (1, 2, 3, 4, …). Le conséquence sera pauvreté, maladies et guerres. Avec ce théorie au mains on faissait de la politique pour une limitation des naissances des milieux plus bas (abstention sexuel et des mariages retardés) qui ainsi était responsabilisés pour leur propres misère social. La réalité montre plutôt le contraire : les taux de naissance dans la classe ouvrière baissent avec la montée du niveau de la vie (plus grand change de survie) et monte avec la diminution de ceci ; la pauvreté et cause plutôt qu’un conséquence des taux de naissance élévé. Un conséquence ironique est que le pauvreté, vue d’une façon purement social-darwinien, est réproductif-quantitatif supérieur aux richesses, un idée inquètant pour la bourgeoisie. Compare : « Moi aussi j’ai été frappé, à la première lecture de Darwin, par la ressemblance frappante entre sa présentation de la vie végétale et animale et la théorie de Malthus. Ik trok daaruit echter een andere conclusie dan u, namelijk: dat het de hoogste blamage voor de burgerlijke ontwikkeling zou zijn, dat zij het nog niet verder dan de economische vormen van het dierenrijk gebracht zou hebben. » (Lettre de Friedrich Engels à Friedrich Albert Lange, 29 maart 1865). Malthus, comme, dans l'âme, défenseur des interêts économique du noblesse terrienne, rejètait le théorie de la valeur-travail de son ami David Ricardo  (1772-1823), un approche qui suscitait plus tard l’admiration de John Maynard Keynes. Voir sur Malthus plus longuement : Le capital / Karl Marx. – Chapître 25, La loi générale de l’accumulation.

10. Compare : « Ce qui m’amuse chez Darwin, que j’ai revu, c’est qu’il déclare appliqueraussila théorie de « Malthus » aux plantes et aux animaux, comme si l’astuce chez monsieur Malthus ne consistait pas précisément en ceci que la théorie n’y est pasappliquée aux plantes et aux animaux, mais uniquement à l’homme – avec la progression géométrique – par opposition aux plantes et aux animaux. Il est remarquable de voir comment Darwin reconnaît chez les animaux et les plantes sa propre société anglaise, avec sa division du travail, sa concurrence, ses ouvertures de nouveaux marchés, ses « inventions » et sa malthusienne « lutte pour la vie ». C’est le bellum omnium contra omnesde Hobbes, et cela rappelle Hegel dans la Phénoménologie, où la société civile intervient en tant que « règne animal de l’esprit », tandis que chez Darwin, c’est le règne animal qui intervient en tant que société civile. » (Lettre de Karl Marx à Friedrich Engels, 18 juin 1862). Ceci demontre, parce que la nature est vue par un lunette social, surtout que la théorie de l’évolution n’a pas pû être déveloper, et aussi que ceci n’est pas encore à la fin de son développement.

11. The Life and Letters of Charles Darwin, including an autobiographical chapter . – 3 Vols., Ed. by Francis Darwin. – London, 1887.

12. Doelstrevendheid (finalité) est un mot qu’utilise Pannekoek pour exprimer efficacité dans un sens téleologique. Hegel décrivait le but spirituel déjà comme un processus aveugle ; au lieu d’un intervention divin conscient (création) venait le coïncidence, mais ceci etait toujours un expression du divin, de l’esprit absolu, qui se réalise justement par tout coïncidence. Cet vision correspond en grand parti avec celui de Darwin. Ce n’est donc pas tout à fait juste de acréditer le destruction du téleologie (le théorie de la finalité, que dans tous ce qu’il se passe un but préalable serait active) dans le biologie à Darwin, comme Marx l’a fait; c’était plutôt un conclusion que Marx a tirer sur base de la théorie de Darwin. Compare: « L’ouvrage de Darwin est extrêmement important et me convient comme soubassement scientifique de la lutte des classes historique. Naturellement, il faut prendre son parti du manque de finesse typiquement anglais du développement. Mais, malgré toutes ses insuffisances, c’est dans cet ouvrage que, pour la première fois, non seulement un coup mortel est porté à la « téléologie » dans les sciences de la nature, mais, qu’en outre, le sens rationnel de celle-ci est exposé empiriquement. » (Lettre de Karl Marx à Ferdinand Lasalle, le 16 janvier 1861). Darwin formulait sa vision ainsi : « I am inclined to look at everything as resulting from designed laws, with the details, whether good or bad, left to the working out of what we may call chance. Not that this notion at all satisfies me. I feel most deeply that the whole subject is too profound for the human intellect. A dog might as well speculate on the mind of Newton. » (Lettre de Charles Darwin à Asa Gray, 22 mai 1860). Chez Aristoteles  il y un cause final (causa finalis, telos), un cause qui contient un but, une fin.

13. Ça veut dire la révolution française  de 1789, parmi laquelle le bourgeoisie (le Troisième Ordre, après le nobilité et le clergé) a prit le pouvoir en main et consolidait par moyen du guillotine. Dans le historiographie de François Guizot  (1787-1874), François Mignet  (1796-1884), Augustin Thierry  (1795-1856) en Adolphe Thiers  (1797-1877) ce processus a été décrit comme un lutte des classes. Compare : « Maintenant, en ce qui me concerne, ce n’est pas à moi que revient le mérite d’avoir découvert l’existence des classes dans la société moderne, pas plus que la lutte qu’elles s’y livrent. Des historiens bourgeois avaient exposé bien avant moi l’évolution historique de cette lutte des classes et des économistes bourgeois en avaient décrit l’anatomie économique. Mon originalité à consisté : 1. à démontrer que l’existence des classes n’est liée qu’à des phases historiques déterminées du développement de la production ; 2. que la lutte des classes mène nécessairement à la dictature du prolétariat ; 3.  que cette dictature elle-même ne représente qu’une transition vers l’abolition de toutes les classes et vers une société sans classes. » Lettre de Karl Marx à Joseph Weydemeyer, 5 mars 1852.

14. Compare : « Comme véritables causes de fond déterminants on ne peut considéré seulement ces circonstances qui se trouvent en dehors de l’arbitrair humaine. Ceux-ci s’appelent forces de production (Produktivkräfte) et parmi ceci le technique, c’ést-à-dire l’ensemble des méthodes de travail et outils de travail, qui sont disponibles pour les humains, les plus importants. » Het Marxisme / Dr. A[nton]. Pannekoek te Berlijn en Mr. M.W.F. Treub  Hoogleraar te Amsterdam. – Baarn : Hollandia-drukkerij, 1908. – 36 p. – ("Pro en Contra". Betreffende vraagstukken van algemeen belang, Serie IV, No. 8). C’est un mutilation typiquement stalinien du marxisme de reduire le définition des forces productive aux outils, le machinerie, et d’excluire (remplacable par moyen du terreur) le faire savoir et la connaissance qui sont nécessaire pour ceux-ci, ce qui servait bien quand dans les années 1930 l’industrie lourde russe était construit au prix des générations entiers des ouvriers, pendant que la nature, tout comme le force de travail, a été rédruit à un matière première.

15. Isaac Newton  (1642-1727); mathematicien, physicien et astronome anglais; rédigait la loi de la gravité et découvrait la compositon de la lumière; le premier à reduire tout les mouvements à des simples lois mécaniques généralement en vigueur. Philosophiae Naturalis Principia Mathematica, 1726. Pour Newton et ses contemporains les lois naturelles valait comme meilleurs preuve possible pour un design conscient de l’univers et un créateur, face aux intégristes bibliques. Newton a laissé aussi des écrits mystiques sur théologie, chronologie et alchémie.

16. Voltaire  (François-Marie Arouet de Voltaire, 1694-1778); philosophe et écrivain du Siècle des lumières; combattait des atrocités de l’église et voyait le développement de la civilisation comme un lutte entre fanatisme en raison. Pannekoek fait référence à : Les lettres philosophiques, 1734.

17. Compare : « L’astuce de la société bourgeoise consiste justement en ceci qu’a priori il n’y a pas pour la production de réglementation sociale consciente. Ce que la raison exige, et ce que la nature rend nécessaire, ne se réalise que sous la forme d’une moyenne s’imposant aveuglément. […] Une fois qu’on a vu clair dans ces rapports internes, toute croyance théorique à la nécessité permanente de l’état de choses actuel s’effondre, avant que l’effondrement n’ait lieu dans la pratique. » Lettre de Karl Marx à Ludwig Kugelmann, 11 julliet 1868.

18. Ernst Haeckel  (1834-1919); biologiste allemand; popularisait le théorie de l’évolution et tirait de là des conclusions en relation avec la filiation de l’homme; représentant principal des matérialistes mécanique radicale et opposant de Rudolf Virchow . Generelle Morphologie der Organismen, 1866. Natürliche Schöpfungsgeschichte, 4. Aufl., 1873. Die Welträtsel, 1899. Haeckel documentait le terme ecologie et est suirtout connu pour son loi de la récapitulation (à lequel Pannekoek ne réfère pas) : le développement de l’espèce sera résumé dans le développement de l’individu ; voir sur ce sujet surtout p: Ontogeny and Phylogeny / Stephen J. Gould. – Cambridge, M.A. : Harvard University Press, 1977. Compare : « Il [Ernst Haeckel] est matérialist et monist, mais pas historique, toutefois seulement matérialist des sciences naturel; il croit que les lois de la nature s’appliquent sans plus sur le société en arrive ainsi à des resultats philosophiques desquels le vantardise défie presque tout description.” (Die Welträtsel [1899] / Franz Mehring. – In: Gesammelte Schriften, Band 13, Philosophische Aufsätze. – Berlin : Dietz Verlag, 1977. – p. 142-143).

19. Hohenzollern ; Famille noble et royale allemand qui pendant des siècles était à la tête de différents états allemand ; le dernie était l’empereur Guillaume (Wilhelm) II , qui gouvernait de 1888 jusqu’au moment qu’ils désertait pendant le mouvement révolutionnaire en 1918.

20. August Weismann  (1834-1914); biologiste allemand (Pannekoek épel Weissmann) qui ensemble avec d’autres localisait le material génétique dans le noyau du cellule et comme premier rejètait l’héredité lamarckien des caractères acquises sur un base scientifiques. La Continuité du plasma germinatif, 1885 (originalement allemand). L'Hérédité, 1883. Vorträge über Descendenztheorie, 1902.

21. Hugo de Vries  (1848-1935); botaniste néerlandais et et fondateur du théorie des mutations ; un des redécouvreurs des lois de Gregor Mendel  (1822-1884), un des fondateurs du génétique plus tard. Intrazellulaire Pangenesis, 1889. Hoe ontstaan soorten, 1900. Die Mutationstheorie, 1901-1903. Tout comme le darwinisme a été mutilé immediatement pour le déformer en social-darwinisme, ainsi avec le génétique immediatement le racisme était défendu. Et tout comme le darwinisme a été rejèter sous préctexte que ça amenait nécessairement vers le social-darwinisme, ainsi le génétique était rejèter parce que ça amenait au racisme. Lysenko cherchait le « noyau mystique, reactionnaire malthusien » du darwinisme dans le conception sur le variabilité des espèces, et rejètait en suite le génétique qui justement posait le fondation scientifique pour un compréhension de la variabilité.

22. L’athéisme en soi n’exclue pas le mysticisme; le mystique ne se tourne pas nécessairement contre le science, mais peut bien faire appèl à ça; il se tourne contre les cultes, mais pas nécessairement contre tout réligion en général. Richard Dawkins a transformer le darwinisme en un réligion athéïste en faveur d’un cruisade pseudo-liberal contre tout réligion. Les gens croient beaucoup est savent peu; tout le monde n’est pas un scientist universel. Au question sur l’existence du Dieu on ne peut que répondre que ceci n’ést pas un question scientifique. Pour Richard Dawkins néanmoins il est « un probabilité, qui s’approche d’un certainté » que le Dieu n’existe pas, et donc il veut répondre d’un façon scientifique à un question qui ne l’est pas. Il ne se demande jamais pourquoi les gens veulent croire à un « Dieu », un question à lequel seul l’anthropologie peut donner un réponse, pas vraiment le terrain à lequel Richard Dawkins excelle.

Jusqu’á ici traduit, mais à corrigé

23. Rudolf Virchow  (1821-1902); pathologue allemand, anthropologue et politicien libéral ; fondateur de la pathologie cellulaire ; combattait le darwinisme au 50e Congres des naturalistes allemands et médecins à Munich de 22 septembre 1877; embracait plus tard le darwinisme. Die Freiheit der Wissenschaft im modernen Staat, Berlin, 1877. De Commune de Paris , 1871, soulèvement populaire waarbij de wapens werden opgenomen tegen de Duitse legers nadat het geregelde Franse leger was verslagen; de eerste volksopstand waarin het proletariaat de hoofdrol speelde.

24. Herbert Spencer  (1820-1903); Engels ingenieur, filosoof en liberaal « laissez faire » ideoloog; publiceerde in 1852 een op Von Baer geïnspireerde evolutietheorie (The Development Hypothesis); paste vervolgens het evolutiebegrip, als leer van de geleidelijke ontwikkeling, vervolgens lukraak toe op alle wetenschappen om tot een filosofische synthese te komen, waarvan het sociaal-Darwinisme deel uitmaakte. A System of Synthetic Philosophy, 10 dln., 1862-1896. The Factors of Organic Evolution, 1887. Autobiography, 1904.

25. Zie onder andere: The Student's Darwin / Edward Aveling. – London : Freethought Publishing Co., 1881. Die Darwinsche Theorie / Edward Aveling. – 7. Aufl. – Stuttgart, 1905. Edward Aveling  was partner van Karl Marx’ dochter Eleanor, en een racistische vrijdenker. Zie ook het boek van Kautsky (noot 31). Darwin-Marx / Cornelie Huygens. In: De Nieuwe Tijd, 5e jrg., 1900-1902; herdrukt als brochure Amsterdam, 1901.

26. Vergelijk: « De wetenschappelijke methode van de natuurwetenschappen heeft het Marxisme, dat immers een geheel andere wetenschappelijke methode is, niets te bieden, en de historisch-materialistische methode kan de aanvallen die er uit andere wetenschapsgebieden op worden uitgevoerd op geheel eigen kracht afweren, zoals kameraad Pannekoek andermaal, in zijn heldere en bezonnen ook voor arbeiders eenvoudig begrijpelijke en weinig bladzijden tellende voordracht, de Darwinistische aanvallen op het historisch materialisme teniet deed. » (Eine Antwort an Friedrich Adler [1910] / Franz Mehring. – In: Gesammelte Schriften, Band 13, Philosphische Aufsätze. – Berlin : Dietz Verlag, 1977. – p. 218).

27. Die Darwinsche Theorie und der Sozialismus / Ludwig Woltmann . – Düsseldorf : Hermann Michels Verlag, 1899.

28. Pjotr A. Kropotkin  (1842-1938); Russisch revolutionair en natuuronderzoeker van aristocratische afkomst; ethisch anarchist; 1872-1886 aktief als agitator, van welke tijd hij vijf jaar in de gevangenis doorbracht; daarna naar Londen; wijdde zich aan publicistiek; in 1917 terug naar Rusland; steunde de Kerenski-regering en de Entente; na de Oktoberrevolutie terug in het anarchistische kamp. Mutual Aid, a Factor in Evolution, 1902. Nederlandse vertaling: Weederzijds dienstbetoon als faktor der evolutie . – Amsterdam : S.L. van Looy, 1904. Daarin betoogd Kropotkin, in overeenstemming met Darwin, dat « samenwerking » van de individuen van een sociaal levende soort een evolutionair voordeel oplevert. Memoirs of a Revolutionist, 1899; nieuwe Nederlandse vertaling: Memoires van een revolutionair / Peter Kropotkin. – Baarn : Het Wereldvenster, 1978. Vergelijk: « 1. Ik aanvaard van de leer van Darwin de ontwikkelingstheorie, neem echter Darwin’s bewijsmethode (struggle for life, natural selection) slechts als eerste, provisorische, onvolkomen formulering van nieuw ontdekte gegevens aan. Tot aan de tijd van Darwin legden juist die lui, die nu overal strijd om het bestaan zien (Vogt, Moleschott en andere) de nadruk op samenwerking in de organische natuur, zoals dat het plantenrijk het dierenrijk van zuurstof en voedsel voorziet, en omgekeerd het dierenrijk de planten van koolstof en mest, zoals dat met name door Liebig naar voren werd gebracht. Beide opvattingen hebben binnen zekere grenzen een zekere rechtvaardiging, maar de een is net zo eenzijdig en geborneerd als de andere. […] 3. […] De hele Darwinistische leer over de strijd om het bestaan bestaat eenvoudig uit het overbrengen van de leer van Hobbes van het bellum omnium contra omnes [de oorlog van ieder tegen allen] en de burgerlijk-economische van de concurrentie, naast de bevolkingstheorie van Malthus, uit de maatschappij op de levende natuur. Nadat men dit kunststuk volbracht heeft (waarvan ik de onvoorwaardelijke rechtvaardiging, zoals onder 1. aangeduid, bestrijd, vooral wat betreft de theorie van Malthus), draagt men diezelfde theorie weer terug uit de organische natuur in de geschiedenis en beweert vervolgens dat men zijn geldigheid als eeuwige wet van de menselijke maatschappij heeft bewezen. De kinderachtigheid van deze werkwijze springt in het oog, en er hoeft geen woord aan vuil te worden gemaakt. Zou ik daarop echter nader ingaan, dan zou ik dat zodanig doen, dat ik ze op de eerste plaats als slechte economen, en pas op de tweede plaats als slechte natuuronderzoekers en filosofen neerzette. » (Brief van Friedrich Engels aan Pjotr Lawrowitsch Lawrow, 12 [17] november 1875). Zie over de debatten in Rusland: Darwin without Malthus : The Struggle for Existence in Russian Evolutionary Thought / Daniel P. Todes. – New York, Oxford : Oxford University Press, 1989. Als vogels de tanden van crocodillen reinigen, dan is dat omdat het een voedselbron is, en niet om die crocodil een plezier te doen. Het is wederzijds voordeling, maar daarom nog geen « wederzijds hulpbetoon ». In de dorpsgemeenschap is er iets dat daar bovenuit gaat: hulp zonder enige onmiddelijke tegenprestatie, behalve dan het respect van anderen.

29. In dit hoofdstuk bestrijdt Pannekoek de sociaal-darwinisten met argumenten uit de biologie, in navolging van Darwin in De afstamming van de mens, en hij toont aan dat ze slechte biologen zijn (Vergelijk de opmerking in de brief van Friedrich Engels aan Pjotr Lawrov over slechte economen in de vorige noot). Volgens Darwin treedt bij de mens de natuurlijke selectie op de achtergrond om te worden opgevolgd door de ontwikkeling van nauwelijks nader omschreven « instellingen », waarbij hij de vrome hoop en wens uitsprak dat die verder tot ontwikkeling zouden komen, en waarbij de meest ontwikkelden en beschaafden een taak hadden die over de hele wereldbevolking te verbreiden. Deze burgerlijk-humanistische visie is ook precies de begrenzing van Darwin. Bij Marx neemt de ontwikkeling van de « instellingen » van Darwin de vorm aan van de ontwikkeling van productiekrachten en -verhoudingen, die, in tegenstelling tot de dierlijke sociale instincten, specifiek menselijk zijn. Tegelijkertijd maakte Marx, met enige ironie, duidelijk dat de bourgeoisie er alle belang bij had « volksontwikkeling » ter hand te nemen, opdat de proletarische revolutie zich minder gewelddadig zou voltrekken.

30. « Natuurwetten kunnen in het geheel niet worden opgeheven. Wat zich in verschillende historische toestanden kan wijzigen is alleen de vorm, waarin die wetten zich manifesteren. » Brief van Karl Marx aan Ludwig Kugelmann, 11 juli 1868.

31. Karl Kautsky  (1854-1938); leidend Duits theoreticus van de Duitse sociaal-democratie; in 1881 Friedrich Engels’ privé-secretaris; richtte in 1883 het theoretische hoofdorgaan van de Duitse sociaal-democratie, “Die Neue Zeit” op, dat hij tot 1917 redigeerde; schreef talrijke boeken, brochures en artikelen ter popularisering van het Marxisme; als vertegenwoordiger van het partijcentrum moest hij vanaf de jaren 1890 verweren tegen de “revisionisten” onder leiding van Eduard Bernstein, vanaf 1909 ook tegen de “linksen” onder leiding van Rosa Luxemburg, Karl Radek, Franz Mehring, Anton Pannekoek en anderen; “centrist” tijdens de Eerste Wereldoorlog, in 1917 mede-oprichter van de u.s.p.d., polemiseerde tegen de Bolsjewiki. Ethik und materialistische Geschichtsauffassung, 1906. Nederlands: Ethiek en materialistische geschiedenisbeschouwing / Eene proeve door Karl Kautsky, vertaald door H. Gorter. – Rotterdam : Uitgevers-maatschappij voorheen H.A. Wakker & Co., 1907. – 178 p. Pannekoek vertaalde de titel anders en gebruikte dus waarschijnlijk de Duitse uitgave. De titel van het vierde hoofdstuk luidt: De Ethiek van het Darwinisme. Pannekoek behandelde het thema van de ethiek afzonderlijk in: Ethiek en socialisme, 1906. Kautsky’s opvattingen werden achteraf scherp bekritiseerd in: Die materialistische Geschichtsauffassung / Karl Korsch. – 2. unveränderte Auflage. – Frankfurt am Main, Köln : Europäische Verlagsanstalt, 1974. – (Oorspronkelijke uitgave 1929).

32 Gezellig, een germanisme (gesellig), bedoeld wordt: in groepen, maatschappelijk.

33. Bij het antieke “Alle mensen zijn broeders” (in feite een slogan uit de 18de eeuw tegen de adel, en aanvankelijk overgenomen door de 19de eeuwse communisten, maar vervolgens vervangen door “Arbeiders aller landen, verenigt U!”) waren bijvoorbeeld slaven en vrouwen niet inbegrepen; en Pannekoek had niets te maken met een abstract burgerlijk “humanisme”, waarin het bestaan van klassen werd weggewoven. In zijn jeugd loofde hij wel het “cosmopolitisme” van de wetenschap, maar dat is iets anders dan het cosmopolitisme van handelaars.

34. Arthur Schopenhauer  (1788-1860); Duits mystiek filosoof; ontwikkelde een vitalistische visie van de “wil” als het Kantiaanse “ding op zichzelf” dat zich in de uiterlijke wereld zou verwezenlijkten; hij trok daaruit pessimistische conclusies; de behoefte is oneindig, de bevrediging tijdelijk, uitkomend bij Boeddhistische opvattingen over de noodzaak tot loochening van de wil en de toewijding aan een ascetisch leven zonder hartstocht. In 1848 leende hij zijn verrekijker uit aan politieagenten die vanuit zijn huis op manifestanten schoten; hij was namelijk bang dat het geërfde kapitaal waarvan hij leefde hem door de neus zou worden geboord. Die Welt als Wille und Vorstellung, 1819. Zie over Schopenhauer: Gesammelte Schriften / Franz Mehring. – Bd. 13, Philosophische Aufsätze. – Berlin : Dietz Verlag, 1977. Pannekoek citeert Schopenhauer niet direct en niet precies, maar via Kautsky.

35. Neerstrekken, een germanisme (niederstricken), bedoeld wordt neerleggen.

36. “[…] en wij zien ook inderdaad, dat het verschil tussen hogere en lagere mensenrassen hoofdzakelijk bestaat in een verschil in herseninhoud”; een toen wijdverbreid vooroordeel, dat wetenschappelijk leek te zijn onderbouwd door metingen. Pannekoek neemt overigens geen enkel ander ‘raciaal’ criterium over, om deze kon hij toen blijkbaar niet heen; hij ziet het als een tweederangs vraagstuk, dat er bovendien toe neigt te verdwijnen. Vergelijk Pannekoek’s Anthropogenese uit 1945 waarin datzelfde niet meer wordt beweerd. Er bestaat geen enkel oorzakelijk verband tussen het maken en gebruiken van werktuigen en hersenomvang, wat bovendien een Lamarckiaans en geen Darwiniaans argument zou zijn. Zie over het onderwerp: The Mismeasure of Man / Stephen J. Gould. – Revised and expanded edition. – London : Penguin Books, 1996. – 446 p. Nederlandse vertaling: De mens gemeten / S.J. Gould. – Amsterdam : Contact, 1996. – 493 p. Overigens schrijft Pannekoek meestal “groep” als het om mensen gaat, soms “stam”, en een enkele keer “ras”, en daaronder dan ook nog in de zin van “menselijk ras”, duidelijk volle synoniemen, en soms ook nog in ironische zin.

37. Dit moet een wat flauw, en ook enigszins misplaatst grapje zijn geweest voor zijn toehoorders in Duitsland, om ze te bewegen tot enige bescheidenheid.

38. “[…] de werktuigen voeren de strijd en deze werktuigen worden daarbij steeds volmaakter”: dit is, modern Darwiniaans gesproken, een “gevaarlijke metafoor”, die “technicistisch” zou kunnen worden opgevat, wat Pannekoek’s bedoeling niet kan zijn geweest. De werktuigen strijden natuurlijk niet zélf, maar er wordt mét werktuigen gestreden. Wanneer we bij Pannekoek een in het latere licht ongelukkige formulering aantreffen, die technicistisch kan worden opgevat, dan kan hij daardoor niet in verband worden gebracht met de Stalinistische vervalsers, die het begrip produktiekrachten vernauwden tot de technische middelen, en de arbeiders daaraan opofferden. Het argument wordt ontkracht door het volgende: “Daarbij valt onmiddellijk in het oog, dat niet enkel de techniek der arbeidsmethoden, maar evenzeer, en nog meer, de maatschappelijke organisatie, de intensieve groepsverbondenheid, het geestesleven beheerst. Want het werktuiggebruik, hoewel de basis, werkt als een nauwelijks bewuste kracht, maar de sociale gemeenschap vervult het gehele bewustzijn.” (Anthropogenese, stelling 45).
Het zou interessant zijn dit idee van Pannekoek te vergelijken met het “technicisme” van Herman Gorter.
Wachten we op het moment dat intelligente en zichzelf reproducerende robots de wereld overnemen, waartegen Stephen Hawkins vlak voor zijn overlijden in 2018 heeft gewaarschuwd, en, kan worden aangevuld, bovendien zelfstandig genetische manipulatie gaan gebruiken, dan wordt het natuurlijk een heel ander verhaal.
Tenslotte lijkt Pannekoek de indruk te wekken dat concurrentie met werktuigen een Darwiniaans maatschappelijk proces blijft, maar dat is onjuist omdat er geen variatie en natuurlijke selectie aan te pas komt; het gaat om enerzijds “uitvindingen” en technologische “innovatie”, en anderzijds om kunstmatige selectie; ter vergelijking: bij het telen van dieren en kweken van planten gaat het om (natuurlijke) variatie en kunstmatige selectie, maar dat verandert ook omdat “variatie” genetisch manipuleerbaar is geworden. Zie ook: Avant l’histoire ; L’évolution des sociétés de Lascaux à Carnac Alain Testart. – [Paris] : Gallimard, 2012. – III. Causes et mécanismes, La causalité technologique.

39. Meerderheid, bedoeld wordt overwicht. Dat Pannekoek hier van een “Europees ras” spreekt is weliswaar ongelukkig, maar bedoeld is: “de Europese bourgeoisie” (hij kan daarbij moeilijk het europese proletariaat en de boeren in gedachte hebben gehad), en die krijgt geen biologische, maar enkel een technologische “superioriteit” toegeschreven, zodat de uitdrukking eerder ironisch bedoeld zal zijn geweest. Daar komt bij dat Pannekoek ook doelt op de volkerenmoord begaan door de meest “beschaafde” groepen, en dat hij het kapitalisme in deze als een “barbaars” stelsel beschouwt. Darwin, die net zo min als Pannekoek overtuigd was van het bestaan van menselijke rassen, maakte de sarkastische opmerking dat hij hoopte dat er iets beters zou komen dan het “Kaukasische ras”. Pannekoek kreeg klaarblijkelijk het woord “Kaukasisch” niet uit zijn pen. Dat de “hogere rassen” op het vlak van “beschaving” nog iets zouden kunnen leren van de “lagere” wordt niet uitdrukkelijk uitgesproken, maar is niet geheel afwezig.

40. Herrn Eugen Dührings Umwälzung der Wissenschaft / Friedrich Engels. – In: Marx-Engels Werke, Bd. 20, p. 254. Nederlands: Anti-Dühring, Moskou : Progres, 1978. – p. 322.

41. Dat Anton Pannekoek hier schrijft “tegen de natuur” druist natuurlijk in tegen de gevoelens van “natuurbeschermers” die het liefst terug willen naar een voor-menselijke natuur, dan wel een illusoir “evenwicht” tussen mens en natuur bepleiten. “Natuur” in de eigenlijke zin bestaat voor de planeet aarde vooral nog in toeristenfolders, en elders in het universum; het geheel wordt op aarde door mensen “beheerd”, binnen klassenmaatschappijen eerder geplunderd. Het verdwijnen van de bio-diversiteit, klimaatverandering, en wat al niet meer is steeds meer het gevolg van een menselijke activiteit, waarbij er niet meer over gedacht kan worden de dingen hier en daar weer “aan de natuur” over te laten, want daar staat altijd een door mensen gemaakt hek omheen. Toch wordt “de natuur”, in tegenstelling tot wat in de negentiende eeuw werd gedacht, helemaal niet “beheerd” door mensen die er deel van uitmaken; steeds meer moet worden geproduceerd; voor ieder opgelost probleem worden er een paar anderen geschapen, ook al omdat het geheel van het eco-systeem nauwelijks wordt begrepen.
Zie voor een citatenbundel met vele Marx-teksten en commentaar over “de natuur”: Der Begriff der Natur in der Lehre von Marx : Mit einem Nachwort zur 5. Auflage von Michael Jeske. / Alfred Schmidt [1931-2012, erelid van de Schopenhauer-Gesellschaft en vrijmetselaar, hij was geen natuurwetenschapper; hij was slechts een academische Marx-exegeet]. – Frankfurt : Europäische Verlagsanstalt, 2016. – 244 p. – (Oorspronkelijke uitgave 1962); Engelstalig: The Concept of Nature in Marx / Alfred Schmidt. – [s.l.] : Verso Books, 2013. – 252 p. Bestaat in nog meer talen.


Darwinisme et Marxisme; la traduction de 2009

 Source de la traduction : Revue Internationale, n° 137 , 2e trimestre 2009; Revue Internationale, n° 138 , 3e trimestre 2009; corrigé typographiquement, quelques autres corrections et un note de Pannekoek oublié ajouté ici en allemand; les introductions et les notes n’ont pas été reprit ici; en fait, ce traduction étais mauvaix et etais à refaire à partir de l’allemand.


Le darwinisme

Peu de scientifiques ont autant marqué la pensée de la deuxième moitié du 19e siècle que Darwin et Marx. Leurs apports ont révolutionné la conception que les masses se faisaient du monde. Pendant des décennies, leurs noms ont été sur toutes les bouches et leurs travaux sont au centre des luttes intellectuelles qui accompagnent les luttes sociales d’aujourd’hui. La raison en réside dans le contenu hautement scientifique de ces travaux.

L’importance scientifique du marxisme de même que du darwinisme réside dans leur fidélité rigoureuse à la théorie de l’évolution, portant, pour l’un, sur le domaine du monde organique, celui des objets animés, pour l’autre, sur le domaine de la société. Cette théorie de l’évolution n’était cependant nullement nouvelle : elle avait eu ses avocats avant Darwin et Marx ; le philosophe Hegel en avait même fait le point central de sa philosophie. Il est donc nécessaire d’examiner de près les apports de Darwin et de Marx dans ce domaine.

La théorie suivant laquelle les plantes et les animaux se sont développés les uns à partir des autres se rencontre pour la première fois au 19e siècle. Auparavant, à la question : « D’où viennent les milliers et les centaines de milliers de différentes sortes de plantes et d’animaux que nous connaissons ? », on répondait : « Aux temps de la création, Dieu les a tous créés, chacun selon son espèce ». Cette théorie primitive était conforme à l’expérience acquise et aux meilleures données qui étaient disponibles sur le passé. Selon ces données, toutes les plantes et tous les animaux connus avaient toujours été identiques. Sur le plan scientifique, l’expérience était exprimée de la façon suivante : « Toutes les espèces sont invariables parce que les parents transmettent leurs caractéristiques à leurs enfants ».

Cependant, du fait de certaines particularités parmi les plantes et les animaux, il devint nécessaire d’envisager une autre conception. Aussi ces particularités ont-elles été joliment organisées selon un système qui fut d’abord établi par le scientifique suédois Linné. Selon ce système, les animaux sont divisés en règnes (phylum), eux-mêmes divisés en classes, les classes en ordres, les ordres en familles, les familles en genres, chaque genre contenant des espèces. Plus les caractéristiques des êtres vivants sont semblables, plus, dans ce système, ils sont proches les uns des autres, et plus le groupe auquel ils appartiennent est petit. Tous les animaux classés comme mammifères présentent les mêmes caractéristiques générales dans leur forme corporelle. Les animaux herbivores, les carnivores et les singes qui appartiennent à des ordres différents, sont à nouveau différenciés. Les ours, les chiens et les chats, qui sont des animaux carnivores, ont beaucoup plus de points communs dans leur forme corporelle qu’ils n’en ont avec les chevaux ou les singes. Cette similarité augmente de façon évidente quand on examine des variétés de même espèce ; le chat, le tigre et le lion se ressemblent à bien des égards et diffèrent des chiens et des ours. Si nous quittons la classe des mammifères pour nous tourner vers d’autres classes, comme celles des oiseaux ou des poissons, nous trouvons de plus grandes différences entre les classes qu’au sein d’une classe. Il persiste cependant toujours une ressemblance dans la formation du corps, du squelette et du système nerveux. Ces caractéristiques disparaissent quand nous quittons cette division principale qui embrasse tous les vertébrés, pour nous tourner vers les mollusques (animaux à corps mou) ou les polypes.

L’ensemble du monde animal peut donc être organisé en divisions et subdivisions. Si chaque espèce différente d’animal avait été créée totalement indépendamment des autres, il n’y aurait aucune raison pour que de telles catégories existent. Il n’y aurait aucune raison pour qu’il n’y ait pas de mammifères à six pattes. Il faudrait donc supposer qu’au moment de la création, Dieu aurait suivi le plan du système de Linné et aurait tout créé selon ce plan. Heureusement, nous disposons d’une autre explication. La similarité dans la construction du corps peut être due à un vrai rapport de parenté. Selon cette conception, la similarité des particularités indique dans quelle mesure le rapport est proche ou éloigné, tout comme la ressemblance entre frères et sœurs est plus grande qu’entre parents plus éloignés. Les espèces animales n’ont donc pas été créées de façon individuelle, mais sont descendues les unes des autres. Elles forment un tronc qui a commencé sur des bases simples et qui s’est continuellement développé ; les dernières branches, les plus minces, sont constituées par les espèces existant aujourd’hui. Toutes les espèces de chats descendent d’un chat primitif qui, comme le chien primitif et l’ours primitif, est le descendant d’un certain type primitif d’animal carnivore. L’animal carnivore primitif, l’animal à sabots primitif et le singe primitif sont descendus d’un mammifère primitif, etc.

Cette théorie de la filiation a été défendue par Lamarck et par Geoffroy St. Hilaire. Cependant, elle n’a pas rencontré l’approbation générale. Ces naturalistes n’ont pas pu prouver la justesse de cette théorie et, par conséquent, elle est restée à l’état d’hypothèse, de simple supposition. Mais lorsque Darwin est arrivé, avec son oeuvre principale, L’Origine des Espèces, celle-ci a frappé les esprits comme un coup de tonnerre ; sa théorie de l’évolution a été immédiatement acceptée comme une vérité hautement démontrée. Depuis lors, la théorie de l’évolution est devenue inséparable du nom de Darwin. Pourquoi en est-il ainsi ?

C’est en partie dû au fait qu’avec l’expérience, on a accumulé de plus en plus de matériel à l’appui de cette théorie. On a trouvé des animaux qu’on ne pouvait pas situer clairement dans la classification, comme les mammifères ovipares, des poissons ayant des poumons, et des animaux vertébrés sans vertèbres. La théorie de la filiation affirmait que c’étaient simplement des vestiges de la transition entre les groupes principaux. Les fouilles ont révélé des restes fossilisés qui semblaient différents des animaux vivant de nos jours. Ces restes se sont en partie avérés être les formes primitives des animaux de notre époque et ont montré que les animaux primitifs ont graduellement évolué pour devenir les animaux d’aujourd’hui. Puis la théorie cellulaire s’est développée ; chaque plante, chaque animal se compose de millions de cellules et s’est développé par division et différentiation incessantes à partir de cellules uniques. Une fois arrivé aussi loin, penser que les organismes les plus développés sont descendus d’êtres primitifs constitués d’une seule cellule, n’apparaissait plus comme aussi étrange.

Toutes ces nouvelles expériences, cependant, ne pouvaient pas élever la théorie à un niveau de vérité démontrée. La meilleure preuve de l’exactitude de cette théorie aurait été de pouvoir observer de nos yeux une véritable transformation d’une espèce animale en une autre. Mais c’est impossible. Comment donc démontrer qu’une espèce animale se transforme en d’autres ? On peut le faire en montrant la cause, la force qui propulse un tel développement. Cela, Darwin l’a fait. Darwin a découvert le mécanisme du développement animal et, ce faisant, il a prouvé que, dans certaines conditions, certaines espèces animales se transformaient nécessairement en d’autres espèces animales. Nous allons maintenant clarifier ce mécanisme.

Son principal fondement est la nature de la transmission, le fait que les parents transmettent leurs particularités à leurs enfants mais, qu’en même temps, les enfants divergent de leurs parents à certains égards et diffèrent également entre eux. C’est pour cette raison que les animaux de la même espèce ne sont pas tous semblables, mais diffèrent dans toutes les directions à partir d’un type moyen. Sans cette variation, il serait totalement impossible qu’une espèce animale se transforme en une autre. Ce qui est nécessaire à la formation d’une nouvelle espèce, c’est que la divergence à partir du type central grandisse et qu’elle se poursuive dans la même direction jusqu’à devenir si importante que le nouvel animal ne ressemble plus à celui dont il est descendu. Mais quelle est cette force qui susciterait une variation croissante toujours dans la même direction ?

Lamarck a déclaré que le changement était dû à l’usage et à l’utilisation intense de certains organes ; qu’à cause de l’exercice continu de certains organes, ceux-ci se perfectionnaient de plus en plus. Tout comme les muscles des jambes des hommes se renforcent à courir beaucoup, de la même manière le lion a acquis des pattes puissantes et le lièvre des pattes véloces. De la même manière, les girafes ont développé leur long cou pour atteindre et manger les feuilles des arbres ; à force d’étendre leur cou, certains animaux à cou court ont développé un long cou de girafe. Pour beaucoup, cette explication n’était pas crédible et elle ne rendait pas compte du fait que la grenouille devait être verte pour assurer sa protection.

Pour résoudre cette question, Darwin s’est tourné vers un autre champ d’expérience. L’éleveur et l’horticulteur sont capables de développer de façon artificielle de nouvelles races et de nouvelles variétés. Quand un horticulteur veut développer, à partir d’une certaine plante, une variété ayant de grandes fleurs, tout ce qu’il doit faire est de supprimer, avant maturité, toutes les plantes ayant de petites fleurs et préserver celles qui en ont des grandes. S’il répète ceci pendant quelques années d’affilée, les fleurs seront toujours plus grandes, parce que chaque nouvelle génération ressemble à la précédente, et notre horticulteur, ayant toujours sélectionné les plus grandes d’entre les grandes, dans un but de propagation, réussit à développer une plante ayant des fleurs très grandes. Par une telle action, parfois délibérée et parfois accidentelle, les hommes ont développé un grand nombre de races de nos animaux domestiques qui diffèrent de leur forme d’origine bien davantage que les espèces sauvages ne diffèrent entre elles.

Si nous demandions à un éleveur de développer un animal à cou long à partir d’un animal à cou court, cela ne lui semblerait pas impossible. Tout ce qu’il devrait faire, ce serait de sélectionner ceux ayant des cous relativement plus longs, de les croiser, de supprimer les jeunes aux cous rétrécis et de croiser à nouveau ceux qui ont un long cou. S’il répétait ceci à chaque nouvelle génération, le résultat serait que le cou deviendrait toujours plus long et qu’il obtiendrait un animal ressemblant à la girafe.

Ce résultat est atteint parce qu’il y a une volonté définie avec un objectif défini, qui, dans le but d’élever une certaine variété, choisit certains animaux. Dans la nature, il n’existe pas une telle volonté et toutes les variations vont être atténuées par le croisement ; il est donc impossible qu’un animal continue à s’écarter du tronc commun original et poursuive dans la même direction jusqu’à devenir une espèce entièrement différente. Quelle est donc la force, dans la nature, qui sélectionne les animaux comme le fait un éleveur ?

Darwin a médité longtemps sur ce problème avant de trouver sa solution dans la « lutte pour l’existence ». Dans cette théorie, nous avons un reflet du système productif de l’époque où Darwin a vécu, parce que c’est le combat de la concurrence capitaliste qui lui a servi de modèle pour la lutte pour l’existence qui prévalait dans la nature. Ce n’est pas grâce à ses propres observations que cette solution s’est présentée à lui. Elle lui est venue de sa lecture des travaux de l’économiste Malthus. Malthus a essayé d’expliquer que c’est parce que la population augmente beaucoup plus rapidement que les moyens de subsistance existants qu’il y a tant de misère, de famine et de privations dans notre monde bourgeois. Il n’y a pas assez de nourriture pour tous : les individus doivent donc lutter les uns contre les autres pour leur existence, et beaucoup d’entre eux succombent dans cette lutte. Avec cette théorie, la concurrence capitaliste comme la misère existante étaient déclarées loi naturelle inévitable. Dans son autobiographie, Darwin déclare que c’est le livre de Malthus qui l’a incité à penser à la lutte pour l’existence.

« En octobre 1838, c’est-à-dire quinze mois après que j’eus commencé mon enquête systématique, il m’arriva de lire, pour me distraire, l’essai de Malthus sur la Population ; et comme j’étais bien préparé, du fait de mes observations prolongées sur les habitudes des animaux et des plantes, à apprécier la présence universelle de la lutte pour l’existence, je fus soudain frappé par l’idée que dans ces circonstances, les variations favorables auraient tendance à être préservées, et les défavorables à être anéanties. Le résultat de cela serait la formation de nouvelles espèces. J’avais donc trouvé là, enfin, une théorie pour travailler. »

C’est un fait que l’augmentation des naissances chez les animaux excède celle de la quantité de nourriture nécessaire à leur subsistance. Il n’y a aucune exception à la règle suivant laquelle le nombre des êtres organiques tend à croître à une telle vitesse que notre terre serait rapidement débordée par la descendance d’un seul couple, si une partie de celle-ci n’était pas détruite. C’est pour cette raison qu’une lutte pour l’existence doit survenir. Chaque animal tente de vivre, fait de son mieux pour manger et cherche à éviter d’être mangé par d’autres. Avec ses particularités et ses armes spécifiques, il lutte contre tout le monde antagonique, contre les animaux, contre le froid, la chaleur, la sécheresse, les inondations, et d’autres circonstances naturelles qui peuvent menacer de le détruire. Par-dessus tout, il lutte contre les animaux de sa propre espèce, qui vivent de la même manière, possèdent les mêmes caractéristiques, utilisent les mêmes armes et vivent de la même alimentation. Cette lutte n’est pas directe ; le lièvre ne lutte pas directement contre le lièvre, ni le lion contre le lion à moins que ce soit une lutte pour la femelle – mais c’est une lutte pour l’existence, une course, une lutte compétitive. Tous ne peuvent atteindre l’âge adulte ; la plupart sont détruits, et seuls ceux qui remportent la course survivent. Mais quels sont ceux qui l’emportent ? Ceux qui, par leurs caractéristiques, par leur structure corporelle sont plus aptes à trouver de la nourriture ou échapper à l’ennemi ; en d’autres termes, ceux qui sont les mieux adaptés aux conditions existantes survivront. « Puisqu’il y a toujours plus d’individus qui naissent que de survivants, le combat pour la survie doit sans cesse recommencer et la créature qui possède un certain avantage par rapport aux autres survivra mais, comme ses caractéristiques particulières sont transmises aux nouvelles générations, c’est la nature elle-même qui choisit, et la nouvelle génération surgira avec des caractéristiques différentes de la précédente. »

Ici nous avons un autre schéma pour comprendre l’origine de la girafe. Quand l’herbe ne pousse pas dans certains endroits, les animaux doivent se nourrir des feuilles des arbres, et tous ceux dont le cou est trop court pour atteindre ces feuilles vont périr. C’est la nature elle-même qui fait la sélection et la nature sélectionne seulement ceux qui ont de longs cous. Par référence à la sélection réalisée par l’éleveur, Darwin a appelé ce processus « la sélection naturelle ».

Ce processus produit nécessairement de nouvelles espèces. Puisqu’il naît trop d’individus d’une même espèce, plus que les réserves de nourriture n’en permettent la subsistance, ils tentent en permanence de s’étendre sur une superficie plus vaste. Afin de se procurer leur nourriture, ceux qui vivent dans les bois vont vers les prairies, ceux qui vivent sur le sol vont dans l’eau, et ceux qui vivent sur la terre grimpent dans les arbres. Dans ces nouvelles conditions, une aptitude ou une variation est souvent appropriée alors qu’elle ne l’était pas avant, et elle se développe. Les organes changent avec le mode de vie. Ils s’adaptent aux nouvelles conditions et, à partir de l’ancienne espèce, une nouvelle se développe. Ce mouvement continu des espèces existantes se ramifiant en de nouvelles branches aboutit à l’existence de ces milliers d’animaux différents qui vont se différencier toujours plus.

De même que la théorie darwinienne explique ainsi la filiation générale des animaux, leur transmutation et leur formation à partir des êtres primitifs, elle explique, en même temps, l’adaptation merveilleuse qui existe dans toute la nature. Auparavant, cette merveilleuse adaptation ne pouvait s’expliquer que par la sage intervention de Dieu. Maintenant, cette filiation naturelle est clairement comprise. Car cette adaptation n’est rien d’autre que l’adaptation aux moyens d’existence. Chaque animal et chaque plante sont exactement adaptés aux circonstances existantes, car tous ceux qui y sont moins conformes, sont moins adaptés et sont exterminés dans la lutte pour l’existence. Les grenouilles vertes, qui proviennent des grenouilles brunes, doivent préserver leur couleur protectrice, car toutes celles qui dévient de cette couleur sont plus vite découvertes par leurs ennemis et sont détruites, ou elles éprouvent des difficultés plus grandes pour se nourrir et périssent.

C’est de cette façon que Darwin nous a montré, pour la première fois, que les nouvelles espèces se sont toujours formées à partir des anciennes. La théorie transformiste, qui n’était jusque là qu’une simple présomption induite à partir de nombreux phénomènes qu’on ne pouvait bien expliquer d’aucune autre façon, a gagné ainsi la certitude d’un fonctionnement nécessaire de forces spécifiques et que l’on pouvait prouver. C’est une des raisons principales pour laquelle cette théorie s’est imposée aussi rapidement dans les discussions scientifiques et a attiré l’attention du public.

Le marxisme

Lorsqu’on se penche sur le marxisme, nous voyons immédiatement une grande ressemblance avec le darwinisme. Comme avec Darwin, l’importance scientifique du travail de Marx consiste en ceci qu’il a découvert la force motrice, la cause du développement social. Il n’a pas eu à démontrer qu’un tel développement avait lieu ; chacun savait que, depuis les temps les plus primitifs, de nouvelles formes sociales avaient toujours supplanté les anciennes ; mais les causes et les buts de ce développement restaient inconnus.

Dans sa théorie, Marx est parti des connaissances dont il disposait à son époque. La grande révolution politique qui a conféré à l’Europe l’aspect qu’elle a, la révolution française, était connue de chacun pour avoir été une lutte pour la suprématie, menée par la bourgeoisie contre la noblesse et la royauté. Après cette lutte, de nouvelles luttes de classes ont vu le jour. La lutte menée en Angleterre par les capitalistes industriels contre les propriétaires fonciers dominait la politique ; en même temps, la classe ouvrière se révoltait contre la bourgeoisie. Quelles étaient ces classes ? En quoi différaient-elles les unes des autres ? Marx a montré que ces distinctions de classe étaient dues aux différentes fonctions que chacune jouait dans le processus productif. C’est dans le processus de production que les classes ont leur origine, et c’est ce processus qui détermine à quelle classe on appartient. La production n’est rien d’autre que le processus de travail social par lequel les hommes obtiennent leurs moyens de subsistance à partir de la nature. C’est cette production des biens matériels nécessaire à la vie qui constitue le fondement de la société et qui détermine les relations politiques, les luttes sociales et les formes de la vie intellectuelle.

Les méthodes de production n’ont cessé de changer au cours du temps. D’où sont venus ces changements ? La façon de travailler et les rapports de production dépendent des outils avec lesquels les gens travaillent, du développement de la technique et des moyens de production en général. C’est parce qu’au Moyen-Âge on travaillait avec des outils rudimentaires, alors qu’aujourd’hui on travaille avec des machines gigantesques, qu’on avait à cette époque le petit commerce et le féodalisme, alors que maintenant on a le capitalisme. C’est également pour cette raison que, au Moyen-Âge, la noblesse féodale et la petite bourgeoisie étaient les classes les plus importantes, alors que maintenant la bourgeoisie et le prolétariat constituent les classes principales.

C’est le développement des outils, de ce matériel technique que les hommes mettent en oeuvre, qui est la cause principale, la force motrice de tout le développement social. Il va de soi que les hommes essayent toujours d’améliorer ces outils de sorte que leur travail soit plus facile et plus productif, et la pratique qu’ils acquièrent en utilisant ces outils, les amène à son tour à développer et perfectionner leur pensée. En raison de ce développement, un progrès, lent ou rapide, de la technique a lieu, qui transforme en même temps les formes sociales du travail. Ceci conduit à de nouveaux rapports de classe, à des institutions sociales nouvelles et à de nouvelles classes. En même temps, des luttes sociales, c’est-à-dire politiques, surgissent. Les classes qui dominaient dans l’ancien procès de production, tentent de préserver artificiellement leurs institutions, alors que les classes montantes cherchent à promouvoir le nouveau procès de production ; et en menant des luttes de classe contre la classe dirigeante et en conquérant le pouvoir, elles préparent le terrain pour un nouveau développement sans entrave de la technique.

Ainsi la théorie de Marx a révélé la force motrice et le mécanisme du développement social. Ce faisant, elle a montré que l’histoire n’est pas quelque chose erratique, et que les divers systèmes sociaux ne sont pas le résultat du hasard ou d’événements aléatoires, mais qu’il existe un développement régulier dans une direction définie. Il a aussi prouvé que le développement social ne cesse pas avec notre système, parce que la technique se développe continuellement.

Ainsi, les deux enseignements, celui de Darwin et celui de Marx, l’un dans le domaine du monde organique et l’autre dans le champ de la société humaine, ont élevé la théorie de l’évolution au niveau d’une science positive.

De ce fait, ils ont rendu la théorie de l’évolution acceptable pour les masses en tant que conception de base du développement social et biologique.

Le marxisme dans la lutte de classe

Bien qu’il soit vrai que, pour qu’une théorie ait une influence durable sur l’esprit humain, elle doive avoir une valeur hautement scientifique, cela n’est cependant pas suffisant. Il est très souvent arrivé qu’une théorie scientifique de la plus grande importance pour la science, ne suscite aucun intérêt, sinon pour quelques hommes instruits. Tel fut le cas, par exemple, de la théorie de l’attraction universelle de Newton. Cette théorie est la base de l’astronomie, et c’est grâce à cette théorie que nous connaissons les astres et pouvons prévoir l’arrivée de certaines planètes et des éclipses. Cependant, lorsque la théorie de Newton sur l’attraction universelle est apparue, seuls quelques scientifiques anglais y ont adhéré. Les grandes masses n’ont prêté aucune attention à cette théorie. Elle n’a été connue des masses qu’avec un livre populaire de Voltaire, écrit un demi-siècle plus tard.

Il n’y a rien étonnant à cela. La science est devenue une spécialité pour un certain groupe d’hommes instruits, et ses progrès ne concernent que ces derniers, tout comme la fonderie est la spécialité du forgeron, et toute amélioration dans la fonderie du fer ne concerne que lui. Seule une connaissance dont tout le monde peut se servir et qui s’avère être une nécessité vitale pour tous peut gagner l’adhésion des grandes masses. Donc quand nous voyons qu’une théorie scientifique suscite enthousiasme et passion dans les grandes masses, ceci peut être attribué au fait que cette théorie leur sert d’arme dans la lutte de classe. Car c’est la lutte de classe qui mobilise la grande majorité de la société.

On peut constater cela de la façon la plus claire avec le marxisme. Si les enseignements économiques de Marx étaient sans importance pour la lutte de classe moderne, seuls quelques économistes professionnels y consacreraient du temps. Mais du fait que le marxisme sert d’arme aux prolétaires dans leur lutte contre le capitalisme, les luttes scientifiques se concentrent sur cette théorie. C’est grâce au service que cette dernière leur a rendu que des millions de personnes honorent le nom de Marx alors qu’elles connaissent pourtant très peu ses travaux, et que ce nom est méprisé par des milliers d’autres qui ne comprennent rien à sa théorie. C’est grâce au grand rôle que la théorie marxiste joue dans la lutte de classe que celle-ci est assidûment étudiée par les grandes masses et qu’elle domine l’esprit humain.

La lutte de classe prolétarienne existait avant Marx, car elle est le fruit de l’exploitation capitaliste. Il était tout à fait naturel que les ouvriers, étant exploités, pensent à un autre système de société où l’exploitation serait abolie et le revendiquent. Mais tout ce qu’ils pouvaient faire était de l’espérer et d’en rêver. Ils n’étaient pas certains qu’il puisse advenir. Marx a donné au mouvement ouvrier et au socialisme une fondation théorique. Sa théorie sociale a montré que les systèmes sociaux se développaient en un mouvement continu au sein duquel le capitalisme ne constituait qu’une forme temporaire. Son étude du capitalisme a montré que, du fait du perfectionnement constant de la technique, le capitalisme doit nécessairement céder la place au socialisme. Ce nouveau système de production ne peut être établi que par les prolétaires dans leur lutte contre les capitalistes dont l’intérêt est de maintenir l’ancien système de production. Le socialisme est donc le fruit et le but de la lutte de classe prolétarienne.

Grâce à Marx, la lutte de classe prolétarienne a pris une forme entièrement différente. Le marxisme est devenu une arme entre les mains des prolétaires ; à la place de vagues espoirs, il leur a donné un but positif et, en mettant clairement en évidence le développement social, il a donné de la force au prolétariat et, en même temps, il a créé la base pour la mise en oeuvre d’une tactique correcte. C’est à partir du marxisme que les ouvriers peuvent prouver le caractère transitoire du capitalisme ainsi que la nécessité et la certitude de leur victoire. En même temps, le marxisme a balayé les anciennes visions utopiques selon lesquelles le socialisme serait instauré grâce à l’intelligence et à la bonne volonté de l’ensemble des hommes sages, qui considéraient le socialisme comme une revendication de justice et de morale ; comme si l’objectif était d’établir une société infaillible et parfaite. La justice et la morale changent avec le système de production, et chaque classe s’en fait une conception différente. Le socialisme ne peut être obtenu que par la classe qui a intérêt au socialisme et ce n’est pas question de l’établissement d’un système social parfait, mais d’un changement dans les méthodes de production, menant à une étape supérieure, c’est-à-dire à la production sociale.

Puisque la théorie marxiste du développement social est indispensable aux prolétaires dans leurs luttes, les prolétaires cherchent à l’intégrer dans leur être ; elle domine leur pensée, leurs sentiments, toute leur conception du monde. Puisque le marxisme est la théorie du développement social, au sein duquel nous nous trouvons, le marxisme se tient donc à l’épicentre des grands combats intellectuels qui accompagnent notre révolution économique.

Le darwinisme dans la lutte de classe

Le fait que le marxisme a acquis son importance et sa position uniquement grâce au rôle qu’il occupe dans la lutte de classe prolétarienne est connu de tous. Avec le darwinisme, en revanche, les choses semblent différentes à un observateur superficiel, parce que le darwinisme traite d’une nouvelle vérité scientifique qui doit faire face à l’ignorance et aux préjugés religieux. Pourtant il n’est pas difficile de voir qu’en réalité, le darwinisme a dû subir les mêmes vicissitudes que le marxisme. Le darwinisme n’est pas une simple théorie abstraite qui aurait été adoptée par le monde scientifique après en avoir discuté et l’avoir mise à l’épreuve d’une façon purement objective. Non, immédiatement après son apparition, le darwinisme a eu ses avocats enthousiastes et ses adversaires passionnés ; le nom de Darwin aussi a été, soit honoré par les personnes qui avaient compris quelque chose à sa théorie, soit décrié par d’autres qui ne connaissaient rien de sa théorie sinon que «l’homme descend du singe» et qui étaient incontestablement incompétents pour juger d’un point de vue scientifique l’exactitude ou la fausseté de la théorie de Darwin. Le darwinisme aussi a joué un rôle dans la lutte de classe, et c’est à cause de ce rôle qu’il s’est répandu aussi rapidement et a eu des partisans enthousiastes et des adversaires acharnés.

Le darwinisme a servi d’instrument à la bourgeoisie dans son combat contre la classe féodale, contre la noblesse, les droits du clergé et les seigneurs féodaux. C’était une lutte entièrement différente de la lutte que mènent les prolétaires aujourd’hui. La bourgeoisie n’était pas une classe exploitée luttant pour supprimer l’exploitation. Oh non ! Ce que la bourgeoisie voulait, c’était se débarrasser des vieilles puissances dominantes qui se trouvaient en travers de sa route. La bourgeoisie voulait gouverner elle-même, et elle basait ses exigences sur le fait qu’elle était la classe la plus importante qui dirigeait l’industrie. Quels arguments pouvait lui opposer l’ancienne classe, la classe qui n’était devenue qu’un parasite inutile ? Cette dernière s’appuyait sur la tradition, sur ses anciens droits «divins». C’étaient là ses piliers. Grâce à la religion, les prêtres maintenaient la grande masse dans la soumission et la préparaient à s’opposer aux exigences de la bourgeoisie.

C’était donc pour défendre ses propres intérêts que la bourgeoisie se trouvait contrainte de saper le droit «divin» des gouvernants. Les sciences naturelles sont devenues une arme pour s’opposer à la croyance et à la tradition ; la science et les lois de la nature nouvellement découvertes ont été mises en avant ; c’est avec ces armes que la bourgeoisie a mené le combat. Si les nouvelles découvertes pouvaient montrer que ce que les prêtres enseignaient était faux, l’autorité «divine» de ces prêtres s’effriterait et les «droits divins» dont jouissait la classe féodale seraient détruits. Évidemment, la classe féodale n’a pas été vaincue seulement de cette façon ; le pouvoir matériel ne peut être renversé que par le pouvoir matériel ; mais les armes intellectuelles deviennent des armes matérielles. C’est pour cette raison que la bourgeoisie ascendante a accordé une telle importance à la science de la nature.

Le darwinisme est arrivé au bon moment. La théorie de Darwin, selon laquelle l’homme est le descendant d’un animal inférieur, détruisait tout le fondement du dogme chrétien. C’est pour cette raison que, dès que le darwinisme a fait son apparition, la bourgeoisie s’en est emparée avec beaucoup de zèle.

Ce ne fut pas le cas en Angleterre. Ici, nous voyons à nouveau à quel point la lutte de classe était importante pour la propagation de la théorie de Darwin. En Angleterre, la bourgeoisie dominait déjà depuis plusieurs siècles et, dans l’ensemble, elle n’avait aucun intérêt à attaquer ou à détruire la religion. C’est pour cette raison que, bien que cette théorie ait été largement lue en Angleterre, elle n’y a passionné personne ; elle a simplement été considérée comme une théorie scientifique sans grande importance pratique. Darwin lui-même la considérait comme telle et, de peur que sa théorie ne choque les préjugés religieux régnants, il a volontairement évité de l’appliquer immédiatement aux hommes. C’est seulement après de nombreux ajournements et après que d’autres l’aient fait avant lui, qu’il a décidé de franchir ce pas. Dans une lettre à Haeckel, il déplorait le fait que sa théorie doive heurter tant de préjugés et rencontre tant d’indifférence de sorte qu’il ne s’attendait pas à vivre assez longtemps pour la voir surmonter ces obstacles.

Mais en Allemagne, les choses étaient totalement différentes ; et Haeckel a répondu avec raison à Darwin qu’en Allemagne, la théorie darwinienne avait rencontré un accueil enthousiaste. En fait, lorsque la théorie de Darwin parut, la bourgeoisie s’apprêtait à mener une nouvelle attaque contre l’absolutisme et les junkers. La bourgeoisie libérale était dirigée par les intellectuels. Ernest Haeckel, un grand scientifique et, en outre, des plus audacieux, a immédiatement tiré dans son livre, Natürliche Schöpfungsgeschichte, les conclusions les plus audacieuses contre la religion. Ainsi, alors que le darwinisme rencontrait l’accueil le plus enthousiaste de la part de la bourgeoisie progressiste, il était aussi âprement combattu par les réactionnaires.

La même lutte eut lieu également dans d’autres pays européens. Partout, la bourgeoisie libérale progressiste devait lutter contre des forces réactionnaires. Les réactionnaires détenaient ou tentaient d’obtenir, avec l’aide de leurs soutiens religieux, le pouvoir disputé. Dans ces circonstances, même les discussions scientifiques se menaient avec l’ardeur et la passion d’une lutte de classe. Les écrits qui parurent, pour ou contre Darwin, avaient donc un caractère de polémique sociale, malgré le fait qu’ils portaient les noms d’auteurs scientifiques. Beaucoup d’écrits populaires de Haeckel, si on les considère d’un point de vue scientifique, sont très superficiels, tandis que les arguments et les protestations de ses adversaires font preuve d’une sottise incroyable dont on ne peut trouver d’équivalent que dans les arguments utilisés contre Marx.

La lutte menée par la bourgeoisie libérale contre le féodalisme n’avait pas pour objectif d’être conduite à son terme. C’était en partie dû au fait que partout, des prolétaires socialistes apparaissaient, menaçant tous les pouvoirs dominants, y compris celui de la bourgeoisie. La bourgeoisie libérale se calma et les tendances réactionnaires prirent le dessus. L’ancienne ardeur pour combattre la religion s’éteignit complètement et, même si les libéraux et les réactionnaires se combattaient toujours les uns les autres, en réalité, ils se rapprochaient. L’intérêt pour la science comme arme révolutionnaire dans la lutte de classe manifesté auparavant, avait entièrement disparu, tandis que la tendance réactionnaire chrétienne, qui voulait que le peuple conserve sa religion, se manifestait de manière toujours plus puissante et brutale.

L’estime pour la science a également subi un changement allant de pair avec le besoin de celle-ci. Auparavant, la bourgeoisie instruite avait fondé sur la science une conception matérialiste de l’univers, dans laquelle elle voyait la solution à l’énigme de celui-ci. Maintenant le mysticisme prenait de plus en plus le dessus ; tout ce qui avait été résolu par la science apparut comme très insignifiant, alors que tout ce qui ne l’avait pas été, prenait une très grande importance, embrassant les plus importantes questions de la vie. Un état d’esprit fait de scepticisme, de critique et de doute prenait de plus en plus le pas sur l’ancien esprit jubilatoire en faveur de la science.

Ceci se perçut également dans la position prise contre Darwin. « Que montre sa théorie? Elle laisse l’énigme de l’univers sans solution ! D’où vient cette nature merveilleuse de la transmission, d’où vient cette capacité des êtres animés à changer de façon si appropriée ? » C’est là que réside l’énigme mystérieuse de la vie qui ne peut pas être résolue avec des principes mécaniques. Que reste-t-il donc du darwinisme à la lumière de cette dernière critique ?

Naturellement, les avancées de la science ont permis de rapides progrès. La solution à un problème fait toujours apparaître de nouveaux problèmes à résoudre, qui étaient cachés sous la théorie de la transmission. Cette théorie, que Darwin avait dû accepter comme base de recherche, continuait à être étudiée, et une âpre discussion surgit au sujet des facteurs individuels du développement et de la lutte pour l’existence. Alors que quelques scientifiques portaient leur attention sur la variation qu’ils considéraient comme étant due à l’exercice et à l’adaptation à la vie (selon le principe établi par Lamarck), cette idée était expressément rejetée par des scientifiques comme Weissman et d’autres. Tandis que Darwin n’admettait que des changements progressifs et lents, de Vries découvrait des cas de variations soudaines et des sauts ayant pour résultat l’apparition soudaine de nouvelles espèces. Tout ceci, alors que se renforçait et se développait la théorie de la filiation, donnait, dans certains cas, l’impression que les nouvelles découvertes mettaient en pièces la théorie de Darwin, et chacune des nouvelles découvertes qui apparaissaient, était donc saluée par les réactionnaires comme preuve de la faillite du darwinisme. En même temps, la conception sociale rétroagissait sur la science. Les scientifiques réactionnaires proclamaient qu’un élément spirituel était nécessaire. Le surnaturel et le mystérieux, que le darwinisme avait balayés, devaient être réintroduits par la porte de derrière. C’était l’expression d’une tendance réactionnaire croissante au sein de cette classe qui, au début, s’était fait le porte-drapeau du darwinisme.

Le darwinisme contre le socialisme

Le darwinisme a été d’une utilité inestimable à la bourgeoisie dans sa lutte contre les puissances du passé. Il était donc tout à fait naturel que la bourgeoisie l’utilisât contre son nouvel ennemi, le prolétariat; non pas parce que les prolétaires étaient opposés au darwinisme, mais pour la raison inverse. Dès que le darwinisme fit son apparition, l’avant-garde prolétarienne, les socialistes, salua la théorie darwinienne, parce qu’elle voyait dans le darwinisme une confirmation et un accomplissement de sa propre théorie ; non pas, comme quelques adversaires superficiels le croyaient, parce qu’elle voulait fonder le socialisme sur le darwinisme, mais dans le sens où la découverte darwinienne – qui montre que, même dans le monde organique apparemment stationnaire, il existe un développement continu – constitue une confirmation et un accomplissement magnifiques de la théorie marxiste du développement social.

Il était cependant normal que la bourgeoisie se serve du darwinisme contre les prolétaires. La bourgeoisie devait faire face à deux armées, et les classes réactionnaires le savaient très bien. Quand la bourgeoisie s’attaque à leur autorité, celles-ci montrent du doigt les prolétaires et mettent en garde la bourgeoisie contre tout morcellement de l’autorité. En agissant ainsi, les réactionnaires cherchent à effrayer la bourgeoisie afin qu’elle renonce à toute activité révolutionnaire. Naturellement, les représentants bourgeois répondent qu’il n’y a rien à craindre ; que leur science ne réfute que l’autorité sans fondement de la noblesse et les soutient dans leur lutte contre les ennemis de l’ordre.

Lors d’un congrès de naturalistes, le politicien et scientifique réactionnaire Virchow accusa la théorie darwinienne de soutenir le socialisme. « Faites attention à cette théorie, dit-il aux Darwiniens, car cette théorie est très étroitement liée à celle qui a causé tellement d’effroi dans le pays voisin. » Cette allusion à la Commune de Paris, faite durant l’année célèbre pour sa chasse aux socialistes, dut avoir beaucoup d’effet. Que dire, cependant, de la science d’un professeur qui attaque le darwinisme avec l’argument selon lequel il n’est pas correct parce qu’il est dangereux ! Ce reproche, d’être allié aux révolutionnaires rouges, a beaucoup contrarié Haeckel, défenseur de cette théorie. Il ne put le supporter. Immédiatement après, il tenta de démontrer que c’était précisément la théorie darwinienne qui montrait le caractère indéfendable des revendications socialistes, et que darwinisme et socialisme « se soutiennent mutuellement comme le feu et l’eau ».

Suivons les controverses de Haeckel, dont on retrouve les idées principales chez la plupart des auteurs qui basent sur le darwinisme leurs arguments contre le socialisme.

Le socialisme est une théorie qui présuppose l’égalité naturelle entre les personnes et qui s’efforce de promouvoir l’égalité sociale ; égalité des droits, des devoirs, égalité de propriété et de sa jouissance. Le darwinisme, au contraire, est la preuve scientifique de l’inégalité. La théorie de la filiation établit le fait que le développement animal va dans le sens d’une différentiation ou d’une division du travail toujours plus grande ; plus l’animal est supérieur et se repproche de la perfection, plus l’inégalité est importante. Ceci tient tout autant pour la société. Ici aussi, nous voyons la grande division du travail entre les métiers, entre les classes, etc., et plus la société est développée, plus s’accroissent les inégalités dans la force, l’habileté, le talent. Il faut donc recommander la théorie de la filiation comme « le meilleur antidote à la revendication socialiste d’égalitarisme total ».

Cela s’applique également, mais dans mesure encore plus grande, pour la théorie darwinienne de la survie. Le socialisme veut abolir la concurrence et la lutte pour l’existence. Mais le darwinisme nous enseigne que cette lutte est inévitable et qu’elle est une loi naturelle pour l’ensemble du monde organique. Non seulement cette lutte est naturelle, mais elle est également utile et salutaire. Cette lutte apporte une perfection grandissante, et cette perfection consiste dans l’élimination toujours plus grande de ce qui est inadapté. Seule la minorité sélectionnée, ceux qui sont qualifiés pour résister à la concurrence, peut survivre ; la grande majorité doit disparaître. Il y a beaucoup d’appelés, mais peu d’élus. En même temps, la lutte pour l’existence a pour résultat la victoire des meilleurs, alors que les moins bons et les inadaptés doivent être éliminés. On peut s’en lamenter, tout comme on se lamente que tous doivent mourir, mais le fait ne peut être ni nié ni changé.

Nous voulons remarquer ici comment un petit changement de mots presque semblables sert à la défense du capitalisme. Darwin a parlé, à propos de la survie des plus aptes, de ceux qui sont mieux adaptés aux conditions. Voyant que, dans cette lutte, ceux qui sont les mieux organisés l’emportent sur les autres, les vainqueurs furent appelés les vigilants et, par la suite, les « meilleurs ». Cette expression a été introduite par Herbert Spencer. Étant les gagnants dans leur domaine, les vainqueurs de la lutte sociale, les grands capitalistes, se sont proclamés les meilleurs.

Haeckel a maintenu cette conception et la confirme toujours. En 1892, il dit :

« Le darwinisme, ou la théorie de la sélection, est entièrement aristocratique ; elle est basée sur la survie des meilleurs. La division du travail apportée par le développement est responsable d’une variation toujours plus grande dans le caractère, d’une inégalité toujours plus grande entre les individus, dans leur activité, leur éducation et leur condition. Plus la culture humaine est avancée, plus grandes sont la différence et le fossé entre les différentes classes existantes. Le communisme et les revendications d’égalité de condition et d’activité mis en avant par les socialistes sont synonymes de retour aux stades primitifs de la barbarie. »

Le philosophe anglais Herbert Spencer avait déjà, avant Darwin, une théorie sur le développement social. C’était la théorie bourgeoise de l’individualisme, basée sur la lutte pour l’existence. Plus tard il a mis cette théorie en relation étroite avec le darwinisme. « Dans le monde animal », disait-il, « les vieux, les faibles et les malade sont toujours anéantis et seuls les éléments forts et en bonne santé survivent. La lutte pour l’existence sert donc à la purification de la race, la protégeant de la dégénérescence. C’est l’effet bienfaiteur de cette lutte car, si cette lutte cessait et que chacun soit certain de subvenir à son existence sans la moindre lutte, la race dégénèrerait nécessairement. Le soutien apporté aux malades, aux faibles et aux inadaptés amène une dégénérescence générale de la race. Si la sympathie, qui trouve son expression dans la charité, dépasse des limites raisonnables, elle manque son objectif ; au lieu de diminuer la souffrance, elle l’augmente pour les nouvelles générations. L’effet bénéfique de la lutte pour l’existence se perçoit le mieux chez les animaux sauvages. Ils sont tous forts et en bonne santé parce qu’ils ont dû endurer des milliers de dangers qui ont nécessairement éliminé tous ceux qui n’étaient pas adaptés. Chez les hommes et les animaux domestiques, la faiblesse et la maladie sont généralisées parce que les malades et les faibles sont préservés. Le socialisme, ayant pour objectif de supprimer la lutte pour l’existence dans le monde humain, apportera nécessairement une dégénérescence mentale et physique toujours croissante. »

Ce sont les principaux arguments de ceux qui utilisent le darwinisme pour défendre le système bourgeois. Aussi puissants que pouvaient paraître, à première vue, ces arguments, il ne fut pas difficile cependant aux socialistes d’en triompher. Ce ne sont, pour l’essentiel, que les vieux arguments utilisés contre le socialisme, mais revêtus de neuf avec la terminologie darwinienne, et ils manifestent une ignorance totale du socialisme comme du capitalisme.

Ceux qui comparent l’organisation sociale au corps de l’animal laissent de côté le fait que les hommes ne diffèrent pas entre eux comme diffèrent des cellules ou des organes, mais seulement dans le degré de leurs capacités. Dans la société, la division du travail ne peut aller jusqu’à un point où toutes les capacités devraient disparaître au profit d’une seule. De plus, quiconque comprend quelque chose au socialisme sait que la division efficace du travail ne cesse pas avec le socialisme, que, pour la première fois avec le socialisme, une véritable division sera possible. La différence entre les ouvriers, entre leurs capacités, leurs emplois ne disparaîtra pas ; ce qui cessera sera la différence entre les ouvriers et les exploiteurs.

Alors qu’il est tout à fait vrai que, dans la lutte pour l’existence, les animaux physiquement les plus forts, sains et bien adaptés survivent, cela ne se produit pas avec la concurrence capitaliste. Ici, la victoire ne dépend pas de la perfection de ceux qui sont engagés dans la lutte. Tandis que le talent pour les affaires et l’énergie peuvent jouer un rôle dans le monde petit bourgeois, dans le développement ultérieur de la société, le succès dépend de plus en plus de la possession du capital. Le plus grand capital l’emporte sur le plus petit, même si ce dernier se trouve en des mains plus qualifiées. Ce ne sont pas les qualités personnelles, mais la possession de l’argent qui décide qui sera le vainqueur de la lutte pour la survie. Quand les propriétaires de petits capitaux disparaissent, ils ne périssent pas en tant qu’hommes mais en tant que capitalistes ; ils ne sont pas éliminés de la vie, mais de la bourgeoisie. La concurrence qui existe dans le système capitaliste est donc quelque chose de différent, dans ses exigences et ses résultats, de la lutte animale pour l’existence.

Les gens qui périssent en tant que personnes sont des membres d’une classe entièrement différente, une classe qui ne participe pas au combat de la concurrence. Les ouvriers ne concurrencent pas les capitalistes, ils leur vendent seulement leur force de travail. Parce qu’ils n’ont aucune propriété, ils n’ont même pas l’occasion de mesurer leurs grandes qualités, ni d’entrer dans la course avec les capitalistes. Leur pauvreté et leur misère ne peuvent pas être attribuées au fait qu’ils échouent dans une lutte concurrentielle à cause de leur faiblesse ; mais, parce qu’ils sont très mal payés pour leur force de travail, c’est pour cette raison que, même si leurs enfants sont nés forts et en bonne santé, ils meurent de façon massive ; alors que les enfants nés de parents riches, même s’ils sont nés malades, survivent grâce à l’alimentation et aux nombreux soins qui leur sont apportés. Les enfants des pauvres ne meurent pas parce qu’ils sont malades ou faibles, mais pour des raisons extérieures. C’est le capitalisme qui crée toutes ces conditions défavorables avec l’exploitation, la réduction des salaires, les crises de chômage, les mauvais logements et les longues heures de travail. C’est le système capitaliste qui fait succomber tant d’êtres forts et sains.

Ainsi les socialistes montrent que, à la différence du monde animal, la lutte concurrentielle qui existe entre les hommes ne favorise pas ceux qui sont les meilleurs et les plus qualifiés, mais anéantit beaucoup d’individus forts et sains en raison de leur pauvreté, alors que ceux qui sont riches, même faibles et malades, survivent. Les socialistes montrent que la force personnelle n’est pas le facteur déterminant, mais que celui-ci est quelque chose d’extérieur à l’homme ; c’est la possession de l’argent qui détermine qui survivra et qui mourra.

Loi naturelle et théorie sociale

Les conclusions fausses tirées par Haeckel et Spencer sur le socialisme ne sont nullement surprenantes. Le darwinisme et le marxisme sont deux théories distinctes, l’une s’appliquant au monde animal, l’autre à la société. Elles se complètent dans le sens où le monde animal se développe selon les lois de la théorie darwinienne jusqu’à l’étape de l’homme et, à partir du moment où celui-ci s’est extrait du monde animal, c’est le marxisme qui rend compte de la loi du développement. Quand on veut faire passer une théorie d’un domaine à l’autre, au sein desquels s’appliquent des lois différentes, on ne peut qu’en tirer des déductions erronées.

Tel est le cas quand nous voulons découvrir, à partir de la loi de la nature, quelle forme sociale est naturelle et la plus en conformité avec la nature, et c’est exactement ce que les darwinistes bourgeois ont fait. Ils ont déduit des lois qui gouvernent le monde animal, où la théorie darwinienne s’applique, que l’ordre social capitaliste, qui est en conformité avec cette théorie, est dès lors l’ordre naturel qui doit durer toujours. D’un autre côté, il y avait aussi des socialistes qui voulaient prouver de la même manière que le système socialiste est le système naturel. Ces socialistes disaient :

« Sous le capitalisme, les hommes ne mènent pas la lutte pour l’existence avec des armes identiques, mais avec des armes artificiellement inégales. La supériorité naturelle de ceux qui sont plus sains, plus forts, plus intelligents ou moralement meilleurs, ne peut aucunement prédominer tant que la naissance, la classe sociale ou surtout la possession de l’argent déterminent cette lutte. Le socialisme, en supprimant toutes ces inégalités artificielles, rend les conditions aussi favorables pour tous, et c’est alors seulement que la vraie lutte pour l’existence prévaudra dans laquelle l’excellence personnelle constituera le facteur décisif. D’après les principes darwiniens, le mode de production socialiste constituerait donc celui qui serait véritablement naturel et logique. »

En tant que pendant critique des conceptions des darwinistes bourgeois, cette argumentation n’est pas mauvaise, mais elle est tout aussi erronée que cette dernière. Les deux démonstrations opposées sont également fausses car elles partent toutes les deux de la prémisse, depuis longtemps dépassée, selon laquelle il existerait un seul système social naturel ou logique.

Le marxisme nous a enseigné qu’il n’existe pas de système social naturel et qu’il ne peut y en avoir ou, pour le dire d’une autre manière, que tout système social est naturel, parce que chaque système social est nécessaire et naturel dans des conditions données. Il n’y a pas un seul système social défini qui puisse se revendiquer d’être naturel ; les différents systèmes sociaux se succèdent les uns aux autres en raison du développement des forces productives. Chaque système est donc le système naturel pour son époque particulière, comme le suivant le sera à une époque ultérieure. Le capitalisme n’est pas le seul ordre naturel, comme le croit la bourgeoisie, et aucun système socialiste mondial n’est le seul ordre naturel, comme certains socialistes essayent de le prouver. Le capitalisme était naturel dans les conditions du 19e siècle, tout comme le féodalisme l’était au Moyen-Âge, et comme le sera le socialisme au stade de développement futur des forces productives. La tentative de promouvoir un système donné comme le seul système naturel est tout aussi futile que vouloir désigner un animal et dire que cet animal est le plus parfait de tous les animaux. Le darwinisme nous enseigne que chaque animal est également adapté et également parfait dans sa forme pour s’adapter à son environnement particulier. De la même manière, le marxisme nous enseigne que chaque système social est particulièrement adapté à ses conditions et que, dans ce sens, on peut le qualifier de bon et parfait.

C’est ici que réside la raison principale pour laquelle les tentatives des darwinistes bourgeois pour défendre le système capitaliste décadent sont vouées à l’échec. Les arguments basés sur la science de la nature, quand ils sont appliqués aux questions sociales, conduisent presque toujours à des conclusions erronées. En effet, alors que la nature ne change pas dans ses grandes lignes au cours de l’histoire de l’humanité, la société humaine, en revanche, subit des changements rapides et continus. Pour comprendre la force motrice et la cause du développement social, nous devons étudier la société comme telle. Le marxisme et le darwinisme doivent chacun s’en tenir à leur domaine propre ; ils sont indépendants l’un de l’autre et il n’existe aucun lien direct entre eux.

Ici surgit une question très importante. Pouvons-nous nous arrêter à la conclusion selon laquelle le marxisme s’applique uniquement à la société et le darwinisme uniquement au monde organique, et que ni l’une ni l’autre de ces théories n’est applicable à l’autre domaine ? D’un point de vue pratique, c’est très commode d’avoir un principe pour le monde humain et un autre pour le monde animal. En adoptant ce point de vue cependant, nous oublions que l’homme est aussi un animal. L’homme s’est développé à partir de l’animal, et les lois qui s’appliquent au monde animal ne peuvent pas, soudainement, perdre leur applicabilité à l’être humain. Il est vrai que l’homme est un animal très particulier, mais si c’est le cas il est nécessaire de trouver, à partir de ces particularités mêmes, pourquoi les principes applicables à tous les animaux ne s’appliquent pas aux hommes, ou pourquoi ils prennent une forme différente.

Ici, nous touchons à un autre problème. Les darwinistes bourgeois n’ont pas ce problème ; ils déclarent simplement que l’homme est un animal et ils se lancent sans réserve dans l’application des principes darwiniens aux hommes. Nous avons vu à quelles conclusions erronées ils arrivent. Pour nous, cette question n’est pas aussi simple ; nous devons d’abord avoir une vision claire des différences qui existent entre les hommes et les animaux, puis, à partir de ces différences, il doit découler la raison pour laquelle, dans le monde humain, les principes darwiniens se transforment en des principes totalement différents, à savoir en ceux du marxisme.

La sociabilité de l’homme

La première particularité que nous observons chez l’homme est qu’il est un être social. En cela, il ne diffère pas de tous les animaux car même parmi ces derniers, il y a beaucoup d’espèces qui vivent de façon sociale. Mais l’homme diffère de tous les animaux que nous avons observés jusqu’ici en parlant de la théorie darwinienne, de ces animaux qui vivent séparément, chacun pour soi et qui luttent contre tous les autres pour subvenir à leurs besoins. Ce n’est pas aux prédateurs, qui vivent de façon séparée et qui sont les animaux modèles des Darwiniens bourgeois, que l’homme doit être comparé, mais à ceux qui vivent socialement. La sociabilité est une force nouvelle, dont nous n’avons pas encore tenu compte jusqu’à présent ; une force qui fait appel à de nouveaux rapports et à de nouvelles qualités chez les animaux.

C’est une erreur de considérer la lutte pour l’existence comme la force unique et omnipotente donnant forme au monde organique. La lutte pour l’existence est la principale force qui est à l’origine de nouvelles espèces, mais Darwin lui-même savait très bien que d’autres forces coopèrent, qui façonnent les formes, les habitudes et les particularités du monde organique. Dans son livre plus tardif, La Filiation de l’homme, Darwin a minutieusement traité de la sélection sexuelle et a montré que la concurrence des mâles pour les femelles a donné naissance aux couleurs bariolées des oiseaux et des papillons et, également, aux chants mélodieux des oiseaux. Il a également consacré tout un chapitre à la vie sociale. On peut aussi trouver beaucoup d’exemples sur cette question dans le livre de Kropotkine, L’Entraide, un facteur d’évolution (**). Le meilleur exposé des effets de la sociabilité se trouve dans L’Éthique et la conception matérialiste de l’histoire de Kautsky.

Quand un certain nombre d’animaux vivent en groupe, en troupeau ou en bande, ils mènent en commun la lutte pour l’existence contre le monde extérieur ; à l’intérieur d’un tel groupe la lutte pour l’existence cesse. Les animaux qui vivent socialement n’engagent plus les uns contre les autres de combats où les faibles succombent ; c’est exactement l’inverse, les faibles jouissent des mêmes avantages que les forts. Quand quelques animaux ont l’avantage d’un odorat plus aiguisé, d’une plus grande force, ou de l’expérience qui leur permet de trouver le meilleur pâturage ou d’éviter l’ennemi, cet avantage ne bénéficie pas seulement à eux-mêmes, mais également au groupe entier, y compris aux individus les moins pourvus. Le fait pour les individus les moins pourvus de se joindre aux plus avantagés permet aux premiers de surmonter, jusqu’à un certain point, les conséquences de leurs propriétés moins favorables.

Cette mise en commun des différentes forces profite à l’ensemble des membres. Elle donne au groupe une puissance nouvelle et beaucoup plus importante que celle d’un seul individu, même le plus fort. C’est grâce à cette force unie que les herbivores sans défense peuvent contrer les prédateurs. C’est seulement au moyen de cette unité que certains animaux sont capables de protéger leurs petits. La vie sociale profite donc énormément à l’ensemble des membres du groupe.

Un deuxième avantage de la sociabilité vient du fait que, lorsque les animaux vivent socialement, il y a une possibilité de division du travail. Ces animaux envoient des éclaireurs ou placent des sentinelles dont la tâche est de s’assurer de la sécurité de tous, pendant que les autres sont tranquillement en train de manger ou de cueillir, en comptant sur leurs gardes pour les avertir du danger.

Une telle société animale devient, à certains égards, une unité, un seul organisme. Naturellement, les rapports restent beaucoup plus lâches que dans les rapports qui règnent entre les cellules d’un seul corps animal ; en effet les membres restent égaux entre eux – ce n’est que chez les fourmis, les abeilles et quelques autres insectes qu’une distinction organique se développe – et ils sont capables, dans des conditions certes plus défavorables, de vivre isolément. Néanmoins, le groupe devient un corps cohérent, et il doit y avoir une certaine force qui lie les différents membres entre eux.

Cette force n’est autre que les motifs sociaux, l’instinct qui maintiennent les animaux réunis et qui permettent ainsi la perpétuation du groupe. Chaque animal doit placer l’intérêt de l’ensemble du groupe au-dessus de ses intérêts propres ; il doit toujours agir instinctivement pour le bénéfice du groupe sans considération pour lui-même. Si chacun des faibles herbivores ne pense qu’à lui-même et s’enfuit quand il est attaqué par un fauve, le troupeau réuni s’éparpille à nouveau. C’est seulement quand le motif fort de l’instinct de conservation est contré par un motif encore plus fort d’union, et que chaque animal risque sa vie pour la protection de tous, c’est seulement alors que le troupeau se maintient et profite des avantages de rester groupé. Le sacrifice de soi, le courage, le dévouement, la discipline et la fidélité doivent surgir de cette façon, parce que là où ces qualités n’existent pas, la cohésion se dissout ; la société ne peut exister que là où ces qualités existent.

Ces instincts, tout en ayant leur origine dans l’habitude et la nécessité, sont renforcés par la lutte pour l’existence. Chaque troupeau animal se trouve toujours dans une lutte de concurrence avec les mêmes animaux d’un troupeau différent ; les troupeaux qui sont les mieux adaptés pour résister à l’ennemi survivront, alors que ceux qui sont plus pauvrement équipés disparaîtront. Les groupes dans lesquels l’instinct social est le mieux développé pourront le mieux se maintenir, alors que le groupe dans lequel l’instinct social est peu développé, soit va devenir une proie facile pour ses ennemis, soit ne sera pas en mesure de trouver les pâturages les plus favorables à son existence. Ces instincts sociaux deviennent donc les facteurs les plus importants et les plus décisifs qui déterminent qui survivra dans la lutte pour l’existence. C’est à cause de cela que les instincts sociaux ont été élevés à la position de facteurs prédominants dans la lutte pour la survie.

Ceci jette un éclairage entièrement nouveau sur le point de vue des darwinistes bourgeois. Ces derniers proclament que seule l’élimination des faibles est naturelle et qu’elle est nécessaire afin d’empêcher la corruption de la race. D’autre part, la protection apportée aux faibles est contre la nature et contribue à la déchéance de la race. Mais que voyons-nous ? Dans la nature elle-même, dans le monde animal, nous constatons que les faibles sont protégés, qu’ils ne se maintiennent pas grâce à leur propre force personnelle, et qu’ils ne sont pas écartés du fait de leur faiblesse individuelle. Ces dispositions n’affaiblissent pas le groupe, mais lui confèrent une force nouvelle. Le groupe animal dans lequel l’aide mutuelle est la mieux développée, est mieux adapté pour se préserver dans les conflits. Ce qui, selon la conception étroite de ces Darwinistes, apparaissait comme facteur de faiblesse, devient exactement l’inverse, un facteur de force, contre lequel les individus forts qui mènent la lutte individuellement ne font pas le poids. La race, prétendument dégénérescente et corrompue, remporte la victoire et s’avère dans la pratique la plus habile et la meilleure.

Ici nous voyons d’abord pleinement à quel point les affirmations des darwinistes bourgeois sont à courte vue, révèlent une étroitesse d’esprit et une absence d’esprit scientifique. Ils font dériver leurs lois naturelles et leurs conceptions de ce qui est naturel concernant une partie du monde animal à laquelle l’homme ressemble le moins, les animaux solitaires, alors qu’ils laissent de côté l’observation des animaux qui vivent pratiquement dans les mêmes circonstances que l’homme. On peut en trouver la raison dans leurs propres conditions de vie ; ils appartiennent à une classe où chacun est en concurrence individuelle avec l’autre. Par conséquent, ils ne voient chez les animaux que la forme de la lutte pour l’existence qui correspond à la lutte de concurrence bourgeoise. C’est pour cette raison qu’ils négligent les formes de lutte qui sont de la plus grande importance pour les hommes.

Il est vrai que les darwinistes bourgeois sont conscients du fait que tout, dans le monde animal comme dans l’humain, ne se réduit pas à l’égoïsme pur. Les scientifiques bourgeois disent très souvent que tout homme est habité par deux sentiments : le sentiment égoïste ou amour de soi, et le sentiment altruiste, ou amour des autres. Mais comme ils ne connaissent pas l’origine sociale de cet altruisme, ils ne peuvent comprendre ni ses limites ni ses conditions. L’altruisme, dans leur bouche, devient une idée très vague qu’ils ne savent pas manier.

Tout ce qui s’applique aux animaux sociaux s’applique également à l’homme. Nos ancêtres ressemblant à des singes et les hommes primitifs qui se sont développés à partir d’eux étaient tous des animaux faibles, sans défense qui, comme presque tous les singes, vivaient en tribus. Chez eux, ont dû apparaître les mêmes motifs et les mêmes instincts sociaux qui, plus tard, chez l’homme, se sont développés sous la forme de sentiments moraux. Le fait que nos coutumes et nos morales ne soient rien d’autre que des sentiments sociaux, des sentiments que nous rencontrons chez des animaux, est connu de tous ; Darwin aussi a déjà parlé des « habitudes des animaux en rapport avec leur attitudes sociales qui s’appelleraient morale chez les hommes. » La différence réside seulement dans le degré de conscience ; dès que ces sentiments sociaux deviennent clairement conscients pour les hommes, ils prennent le caractère de sentiments moraux. Ici nous voyons que la conception morale – que les auteurs bourgeois considéraient comme la différence principale entre les hommes et les animaux – n’est pas propre aux hommes, mais est un produit direct des conditions existant dans le monde animal.

Le fait que les sentiments moraux ne s’étendent pas au-delà du groupe social auquel l’animal ou l’homme appartient, réside dans la nature de leur origine. Ces sentiments servent le but pratique de préserver la cohésion du groupe ; au delà, ils sont inutiles. Dans le monde animal, l’étendue et la nature du groupe social sont déterminées par les circonstances de la vie, et donc le groupe demeure presque toujours le même. Chez les hommes, en revanche, les groupes, ces unités sociales, sont toujours changeantes en fonction du développement économique, et ceci change également le domaine de validité des instincts sociaux.

Les anciens groupes, à l’origine des peuplades sauvages et barbares, étaient plus fortement unis que les groupes animaux non seulement parce qu’ils étaient en concurrence mais aussi parce qu’ils se faisaient directement la guerre. Les rapports familiaux et un langage commun ont renforcé plus tard cette unité. Chaque individu dépendait entièrement du soutien de sa tribu. Dans ces conditions, les instincts sociaux, les sentiments moraux, la subordination de l’individu au tout, ont dû se développer à l’extrême. Avec le développement ultérieur de la société, les tribus se sont dissoutes en des entités économiques plus larges et se sont réunies dans des villes et des peuples.

De nouvelles sociétés prennent la place des anciennes, et les membres de ces entités poursuivent la lutte pour l’existence en commun contre d’autres peuples. Dans une proportion égale au développement économique, la taille de ces entités augmente, au sein desquelles la lutte de chacun contre les autres faiblit et les sentiments sociaux s’étendent. À la fin de l’antiquité, nous constatons que tous les peuples connus autour de la Méditerranée forment alors une unité, l’Empire romain. A cette époque, surgit aussi la doctrine qui étend les sentiments moraux à l’humanité entière et formule le dogme que tous les hommes sont frères.

Quand nous considérons notre propre époque, nous voyons qu’économiquement tous les peuples forment de plus en plus une unité, même si c’est une unité faible. En conséquence, il règne un sentiment – il est vrai relativement abstrait – d’une fraternité qui englobe l’ensemble des peuples civilisés. Bien plus fort est le sentiment national, surtout chez la bourgeoisie, parce que les nations constituent les entités en lutte constante de la bourgeoisie. Les sentiments sociaux sont les plus forts envers les membres de la même classe, parce que les classes constituent les unités sociales essentielles, incarnant les intérêts convergents de ses membres Ainsi nous voyons que les entités sociales et les sentiments sociaux changent dans la société humaine, selon le progrès du développement économique.

Outils, pensée et langage

La sociabilité, avec ses conséquences, les instincts moraux, constitue une particularité qui distingue l’homme de certains animaux, mais pas de tous. Il existe, cependant, des particularités qui n’appartiennent qu’à l’homme et qui le séparent de l’ensemble du monde animal. C’est, en premier lieu, le langage, ensuite, la raison. L’homme est également le seul animal qui se sert d’outils fabriqués par lui-même.

Les animaux présentent ces propriétés en germes, tandis que chez les hommes, elles se sont développées à travers de nouvelles caractéristiques spécifiques. Beaucoup d’animaux ont une sorte de voix et peuvent, au moyen de sons, communiquer leurs intentions, mais c’est seulement l’homme qui émet des sons tels que des noms qui lui servent de moyen pour nommer des choses et des actions. Les animaux ont également un cerveau avec lequel ils pensent, mais l’intelligence humaine révèle, comme nous le verrons plus tard, une orientation entièrement nouvelle, que nous désignons comme une pensée rationnelle ou abstraite. Les animaux, aussi, se servent d’objets inanimés qu’ils utilisent dans certains buts ; par exemple, la construction des nids. Les singes utilisent parfois des bâtons ou des pierres, mais seul l’homme utilise les outils qu’il fabrique lui-même délibérément dans des buts particuliers. Ces tendances primitives chez les animaux nous convainquent que les particularités que l’homme possède lui sont venues, non pas grâce au miracle de la création, mais par un lent développement. Comprendre comment ces premières traces de langage, de pensée et d’utilisation d’outils se sont développées en de telles propriétés nouvelles et de première importance chez l’homme implique la problématique de l’humanisation de l’animal.

Seul l’être humain en tant qu’animal social a été capable de cette évolution. Les animaux qui vivent en solitaires ne peuvent pas parvenir à un tel niveau de développement. En dehors de la société, le langage est aussi inutile que l’œil dans l’obscurité, et il est voué à s’éteindre. Le langage n’est possible que dans la société, et c’est seulement là qu’il est nécessaire comme moyen de délibération entre ses membres. Tous les animaux sociaux possèdent certains moyens pour exprimer leurs intentions, autrement ils ne pourraient pas agir selon un plan collectif. Les sons qui étaient nécessaires comme moyen de se comprendre lors du travail collectif pour l’homme primitif, ont dû se développer lentement jusqu’à des noms d’activités et ensuite de choses.

L’utilisation des outils aussi présuppose une société, parce que c’est seulement à travers la société que les acquis peuvent être préservés. Dans un état de vie solitaire, chacun aurait dû découvrir cet emploi pour lui seul et, avec la mort de l’inventeur, la découverte aurait disparu également, et chacun aurait dû tout recommencer depuis le début. Ce n’est qu’avec la société que l’expérience et la connaissance des anciennes générations peuvent être préservées, perpétuées et développées. Dans un groupe ou une tribu, quelques-uns peuvent mourir, mais le groupe, lui, est en quelque sorte immortel. Il subsiste. La connaissance de l’utilisation des outils n’est pas innée, elle est acquise plus tard. C’est pourquoi une tradition intellectuelle est indispensable, qui n’est possible que dans la société.

Alors que ces caractéristiques spécifiques à l’homme sont inséparables de sa vie sociale, elles sont également fortement reliées entre elles. Ces caractéristiques ne se sont pas développées séparément, mais ont toutes progressé en commun. Que la pensée et le langage peuvent exister et se développer seulement en commun est connu de tous ceux qui ont essayé de se représenter la nature de leur propre pensée. Lorsque nous pensons ou réfléchissons, en fait, nous nous parlons à nous-mêmes et nous observons alors qu’il nous est impossible de penser clairement sans employer des mots. Lorsque nous ne pensons pas avec des mots, nos pensées demeurent imprécises et nous n’arrivons pas à saisir les pensées spécifiques. Chacun d’entre nous peut comprendre cela par sa propre expérience. C’est parce que le raisonnement dit abstrait est une pensée perceptive et ne peut avoir lieu qu’au moyen de concepts. Or nous ne pouvons désigner et maîtriser ces concepts qu’au moyen de mots. Chaque tentative pour élargir notre pensée, chaque tentative pour faire avancer notre connaissance doit commencer par la distinction et la classification au moyen de noms ou en donnant aux anciennes appellations une signification plus précise. Le langage est le corps de la pensée, le seul matériel avec lequel toute science humaine est construite.

La différence entre l’esprit humain et l’esprit animal a été très pertinemment montrée par Schopenhauer dans une citation qui est aussi relevée par Kautsky dans L’Éthique et la Conception Matérialiste de l’Histoire (pages 139-40 de la traduction en anglais). Les actes de l’animal dépendent de motifs visuels, de ce qu’il voit, entend, sent ou observe. Nous pouvons presque toujours voir et dire ce qui pousse un animal à faire ceci ou cela car, nous aussi, nous pouvons le voir si nous faisons attention. Avec l’homme cependant, c’est totalement différent. Nous ne pouvons pas prévoir ce qu’il fera, parce que nous ne connaissons pas les motifs qui l’incitent à agir ; ce sont les pensées dans sa tête. L’homme réfléchit et, ce faisant, il fait entrer en jeu toute sa connaissance, résultat de ses anciennes expériences, et c’est alors qu’il décide comment agir. Les actes d’un animal dépendent d’une impression immédiate, alors que ceux de l’homme dépendent de conceptions abstraites, de pensées et de concepts. L’homme « est en quelque sorte mû par des fils invisibles et subtils. Ainsi tous ses mouvements donnent l’impression d’être guidés par des principes et des intentions qui leur donnent l’aspect de l’indépendance et les distinguent évidemment de ceux des animaux ».

Parce qu’ils ont des exigences corporelles, les hommes et les animaux sont forcés de chercher à les satisfaire dans la nature environnante. La perception sensorielle constitue l’impulsion et le motif immédiat ; la satisfaction des besoins est l’objectif et le but de l’action appropriée. Chez l’animal, l’action intervient immédiatement après l’impression. Il voit sa proie ou sa nourriture et, immédiatement, il saute, saisit, mange, ou fait ce qui est nécessaire pour la saisir, et ceci est l’héritage de son instinct. L’animal entend un bruit hostile et, immédiatement, il s’enfuit si ses pattes sont suffisamment développées pour courir rapidement, ou bien il s’allonge et fait le mort pour ne pas être vu si sa couleur lui sert de protection. Chez l’homme, en revanche, entre ses perceptions et ses actes, passe dans sa tête une longue chaîne de pensées et de réflexions. Ses actes dépendront du résultat de ces réflexions.

D’où vient cette différence ? Il n’est pas difficile de voir qu’elle est étroitement associée à l’utilisation des outils. De la même manière que la pensée s’insère entre les perceptions de l’homme et ses actes, l’outil s’insère entre l’homme et l’objet qu’il cherche à saisir. En outre, puisque l’outil se glisse entre l’homme et les objets extérieurs, c’est aussi pour cela que la pensée doit surgir entre la perception et l’exécution. L’homme ne se jette pas les mains nues sur son objectif, que ce soit son ennemi ou le fruit à cueillir, mais il procède de façon indirecte, il prend un outil, une arme (les armes sont également des outils) qu’il utilise envers le fruit ou contre l’animal hostile. C’est pourquoi, dans sa tête, la perception sensorielle ne peut pas être suivie immédiatement de l’acte, mais l’esprit doit prendre un détour : il doit d’abord penser aux outils et ensuite poursuivre son objectif. Le détour matériel crée le détour mental ; la pensée supplémentaire est le résultat de l’outil supplémentaire.

Ici nous avons envisagé un cas extrêmement simple d’outils primitifs et les premières phases du développement mental. Plus la technique se complique, plus le détour matériel est grand et, par conséquent, l’esprit doit accomplir de plus grands détours. Quand chacun fabriquait ses propres outils, le souvenir de la faim et de la lutte devait orienter l’esprit humain vers l’outil et vers sa fabrication pour qu’il soit prêt à être utilisé. Ici nous avons une chaîne de pensées plus longue entre les perceptions et la satisfaction finale des besoins humains. Quand nous arrivons à notre époque, nous constatons que cette chaîne est très longue et très compliquée. L’ouvrier qui est licencié prévoit la faim qui l’attend ; il achète un journal pour voir s’il n’y a pas quelques offres d’emploi ; il va à la recherche d’offres, se présente et ne touchera que bien plus tard un salaire, avec lequel il pourra acheter de la nourriture et se protéger contre la famine. Tout cela sera d’abord délibéré dans sa tête avant que d’être mis en pratique. Quel long et tortueux chemin l’esprit doit suivre avant d’atteindre son but ! Mais celui-ci est conforme à l’élaboration complexe de notre société actuelle, au sein de laquelle l’homme ne peut satisfaire ses besoins qu’à travers une technique hautement développée.

C’est bien là-dessus que Schopenhauer attirait notre attention, le déroulement dans le cerveau du fil de la réflexion, qui anticipe l’action et qui doit être compris comme le produit nécessaire de l’emploi d’outils. Mais nous n’avons toujours pas accédé à l’essentiel. L’homme n’est pas le maître d’un seul outil, il en a de nombreux, qu’il utilise pour des objectifs différents et entre lesquels il peut choisir. L’homme, à cause de ces outils, n’est pas comme l’animal. L’animal ne va jamais au-delà des outils et des armes que la nature lui a offerts, alors que l’homme peut changer d’outils artificiels. C’est ici que se situe la différence fondamentale entre l’homme et l’animal. L’homme est en quelque sorte un animal aux organes modifiables et c’est pourquoi il doit avoir la capacité de choisir entre ses outils. Dans sa tête vont et viennent diverses pensées, son esprit examine tous les outils et les conséquences de leur application, et ses actes dépendent de cette réflexion. Il combine également une pensé avec une autre, et il retient rapidement l’idée qui convient à son but. Cette délibération, cette libre comparaison d’une série de séquences de réflexions individuellement choisies, cette propriété qui différencie fondamentalement la pensée humaine de la pensée animale doit directement être rattachée à l’utilisation d’outils choisis à volonté.

Les animaux n’ont pas cette capacité ; celle-ci leur serait inutile car ils ne sauraient pas quoi en faire. À cause de leur forme corporelle, leurs actions sont étroitement contraintes. Le lion peut seulement bondir sur sa proie, mais il ne peut pas penser l’attraper en lui courant après. Le lièvre est constitué de telle sorte qu’il peut fuir ; il n’a aucun autre moyen de défense, même s’il aimerait en avoir. Ces animaux n’ont rien à prendre en considération, excepté le moment où il faut sauter ou courir, le moment où les impressions atteignent une force suffisante pour le déclenchement de l’action. Chaque animal est constitué de telle sorte qu’il s’adapte à un mode de vie défini. Leurs actions deviennent et sont transmises comme des habitudes, des instincts. Ces habitudes ne sont évidemment pas immuables. Les animaux ne sont pas des machines, quand ils sont soumis à des circonstances différentes, ils peuvent acquérir des habitudes différentes. Physiologiquement et en ce qui concerne les aptitudes, le fonctionnement de leur cerveau n’est pas différent du nôtre. Il l’est uniquement pratiquement au niveau du résultat. Ce n’est pas dans la qualité de leur cerveau, mais dans la formation de leur corps que résident les restrictions animales. L’acte de l’animal est limité par sa forme corporelle et par son milieu, ce qui lui laisse peu de latitude pour réfléchir. La raison humaine serait donc pour l’animal une faculté totalement inutile et sans objet, qu’il ne pourrait pas appliquer et qui lui ferait plus de mal que de bien.

D’un autre côté, l’homme doit posséder cette capacité parce qu’il exerce son discernement dans l’utilisation des outils et des armes, qu’il choisit en fonction des conditions particulières. S’il veut tuer le cerf agile, il prend l’arc et la flèche ; s’il rencontre l’ours, il utilise la hache, et s’il veut ouvrir un certain fruit en le cassant, il prend un marteau. Quand le danger le menace, l’homme doit décider s’il va s’enfuir ou s’il va se défendre en combattant avec des armes. Cette capacité de penser et de réfléchir lui est indispensable dans son utilisation d’outils artificiels, tout comme l’éveil de l’esprit en général appartient à la libre mobilité du monde animal.

Cette puissante connexion entre les pensées, le langage et les outils, chacun étant impossible sans les deux autres, montre qu’ils ont dû se développer en même temps. Comment ce développement a eu lieu, nous pouvons seulement le supposer. Ce fut, sans doute, un changement dans les circonstances de la vie qui a fait d’un animal simiesque l’ancêtre de l’homme. Après avoir émigré des bois, l’habitat original des singes, vers les plaines, l’homme a dû subir un total changement de vie. La différence entre les mains pour saisir et les pieds pour courir doit s’être développée alors. Cet être a apporté de ses origines les deux conditions fondamentales pour un développement vers un niveau supérieur : la sociabilité et la main simiesque, bien adaptée pour saisir des objets. Les premiers objets bruts, tels que les pierres ou les bâtons, utilisés épisodiquement dans le travail collectif, leurs arrivaient involontairement dans les mains et étaient ensuite jetés. Ceci a dû se répéter instinctivement et inconsciemment si souvent que cela doit avoir laissé une empreinte dans l’esprit de ces hommes primitifs.

Pour l’animal, la nature environnante est un tout indifférencié, dont il n’est pas conscient des détails. Il ne peut pas faire la distinction entre divers objets car il lui manque le nom des parties distinctes et des objets, qui nous permettent de différencier. Certes, cet environnement n’est pas immuable. Aux changements qui signifient ‘nourriture’ ou ‘danger’, l’animal réagit de manière appropriée, par des actions spécifiques. Globalement, néanmoins, la nature reste indifférenciée et notre homme primitif, à son niveau le plus bas, a dû être au même niveau de conscience. A partir de cette globalité, s’imposent par le travail lui-même, le contenu principal de l’existence humaine, progressivement ces choses qui sont utilisées pour le travail. L’outil, qui est parfois un élément mort quelconque du monde extérieur et qui parfois agit comme un organe de notre propre corps, qui est inspiré par notre volonté, se situe à la fois hors du monde extérieur et hors de notre corps, ces dimensions évidentes pour l’homme primitif qu’il ne remarque pas. Ces outils, qui sont des aides importantes, se sont vus attribuer une certaine désignation, ont été désignés par un son qui en même temps nommait l’activité particulière. Avec cette désignation, l’outil se dégage comme chose particulière du reste de l’environnement. L’homme commence ainsi à analyser le monde au moyen de concepts et de noms, la conscience de soi fait son apparition, des objets artificiels sont recherchés à dessein et utilisés en connaissance de cause pour travailler.

Ce processus – car c’est un processus très lent – marque le commencement de notre transformation en hommes. Dès que les hommes ont délibérément cherché et utilisé certains outils, nous pouvons dire que ceux-ci ont été ‘produits’; de cette étape à celle de la fabrication d’outils, il n’y a qu’un pas. Avec le premier nom et la première pensée abstraite, l’homme est fondamentalement né. Un long chemin reste alors à accomplir : les premiers outils bruts diffèrent déjà selon leur utilisation ; à partir de la pierre pointue nous obtenons le couteau, le coin, le foret, et la lance ; à partir du bâton nous obtenons la cognée. Ainsi, l’homme primitif est apte à affronter le fauve et la forêt et se présente déjà comme le futur roi de la terre. Avec une plus grande différentiation des outils, qui vont plus tard servir à la division du travail, le langage et la pensée prennent des formes plus riches et nouvelles et, réciproquement, la pensée conduit l’homme à mieux utiliser les outils, à améliorer les anciens et à en inventer de nouveaux.

Ainsi nous voyons qu’une chose en amène une autre. La pratique des relations sociales et du travail sont la source où la technique, la pensée, les outils et la science prennent leur origine et se développent continuellement. Par son travail, l’homme primitif simiesque s’est élevé à la vraie humanité. L’utilisation des outils marque la grande rupture qui va s’agrandir de façon croissante entre les hommes et les animaux.

Organes animaux et outils humains

C’est sur ce point que nous avons la différence principale entre les hommes et les animaux. L’animal obtient sa nourriture et vainc ses ennemis avec ses propres organes corporels ; l’homme fait la même chose à l’aide d’outils artificiels. Organe (organon) est un mot grec qui signifie également outil. Les organes sont les outils naturels de l’animal, rattachés à son corps. Les outils sont les organes artificiels des hommes. Mieux encore : ce que l’organe est à l’animal, la main et l’outil le sont à l’homme. Les mains et les outils remplissent les fonctions que l’organe animal doit remplir seul. De par sa structure, la main, spécialisée pour tenir et diriger divers outils, devient un organe général adapté à toutes sortes de travaux ; les outils sont les choses inanimées qui sont prises en main à tour de rôle et qui font de la main un organe variable qui peut remplir une diversité de fonctions.

Avec la division de ces fonctions, s’ouvre aux hommes un large champ de développement que les animaux ne connaissent pas. Puisque la main humaine peut utiliser divers outils, elle peut combiner les fonctions de tous les organes possibles que les animaux possèdent. Chaque animal est construit et adapté à un entourage et un mode de vie définis. L’homme, avec ses outils, s’adapte à toutes les circonstances et est équipé pour tous les environnements. Le cheval est bâti pour la prairie, et le singe pour la forêt. Dans la forêt, le cheval serait aussi désemparé que le singe qu’on amènerait dans la prairie. L’homme, pour sa part, utilise la hache dans la forêt et la bêche dans la prairie. Avec ses outils, l’homme peut se frayer un chemin dans toutes les régions du monde et s’établir partout. Alors que presque tous les animaux ne peuvent vivre que dans des régions particulières, là où ils peuvent subvenir à leurs besoins, et ne peuvent pas vivre ailleurs, l’homme a conquis le monde entier. Comme l’a exprimé une fois un zoologiste, chaque animal possède ses points forts grâce auxquels il se maintient dans la lutte pour l’existence, et des faiblesses propres qui font de lui une proie pour d’autres et l’empêchent de se multiplier. Dans ce sens, l’homme n’a que de la force et pas de faiblesse. Grâce à ses outils, l’homme est l’égal de tous les animaux. Comme ses outils ne sont pas figés mais s’améliorent continuellement, l’homme se développe au-dessus de tous les animaux. Avec ses outils, il devient le maître de toute la création, le Roi de la terre.

Dans le monde animal, il y a aussi un développement et un perfectionnement continus des organes. Mais ce développement est lié aux changements du corps de l’animal, qui rend le développement des organes infiniment lent, dicté par des lois biologiques. Dans le développement du monde organique, des milliers d’années comptent peu. L’homme, en revanche, en transférant son développement organique sur des objets extérieurs a pu se libérer de l’asservissement à la loi biologique. Les outils peuvent être transformés rapidement, et la technique fait des avancées si rapides par rapport au développement des organes animaux, qu’on ne peut que s’en émerveiller. Grâce à cette nouvelle voie, l’homme a pu, au cours de la courte période de quelques milliers d’années, s’élever au-dessus des plus évolués des animaux autant que ces derniers dépassent les moins évolués. Avec l’invention des outils artificiels, est mis fin en quelque sorte à l’évolution animale. L’enfant de singe s’est développé à une vitesse phénoménale jusqu’à une puissance divine, et il a pris possession de la terre en la soumettant à son autorité exclusive. L’évolution, jusqu’ici paisible et sans encombre, du monde organique, cesse de se développer selon les lois de la théorie darwinienne. C’est l’homme qui agit dans le monde des plantes et des animaux en tant que sélectionneur, dompteur, cultivateur ; et c’est l’homme qui défriche. Il transforme tout l’environnement, créant de nouvelles formes de plantes et d’animaux adaptées qui correspondent à ses objectifs et à sa volonté.

Ceci explique aussi pourquoi, avec l’apparition des outils, le corps humain ne change plus. Les organes humains demeurent ce qu’ils étaient, à l’exception notoire toutefois du cerveau. Le cerveau humain a dû se développer parallèlement aux outils ; et, en fait, nous voyons que la différence entre les races les plus évoluées de l’humanité et les plus inférieures réside principalement dans le contenu de leur cerveau. Mais même le développement de cet organe a dû s’arrêter à une certaine étape. Depuis le début de la civilisation, certaines fonctions sont continuellement retirées au cerveau par des moyens artificiels ; la science est précieusement conservée dans ces granges que sont les livres. Notre faculté de raisonnement d’aujourd’hui n’est pas tellement supérieure à celle qu’avaient les Grecs, les Romains ou même les Germains, mais notre connaissance s’est immensément développée, et c’est dû, en grande partie, au fait que le cerveau a été déchargé sur ses substituts, les livres.

Maintenant que nous avons établi la différence entre les hommes et les animaux, tournons à nouveau le regard sur la façon dont les deux groupes sont affectés par la lutte pour l’existence. Que cette lutte soit à l’origine de la perfection dans la mesure où ce qui est imparfait est éliminé, ne peut pas être nié. Dans ce combat, les animaux se rapprochent toujours plus de la perfection. Il est cependant nécessaire d’être plus précis dans l’expression et dans l’observation de ce en quoi consiste cette perfection. Ce faisant, nous ne pouvons plus dire que se sont les animaux dans leur totalité qui luttent et se perfectionnent. Les animaux luttent et se concurrencent au moyen d’organes particuliers, ceux qui sont déterminants dans la lutte pour la survie. Les lions ne combattent pas avec leur queue ; les lièvres ne se fient pas à leur vue ; et le succès des faucons ne vient pas de leur bec. Les lions mènent le combat à l’aide de leurs muscles (pour bondir) et de leurs dents ; les lièvres comptent sur leurs pattes et leurs oreilles, et les faucons réussissent grâce à leurs yeux et à leurs ailes. Si maintenant nous nous demandons qu’est-ce qui lutte et entre en compétition, la réponse est : les organes luttent et ce faisant, ils deviennent de plus en plus parfait. Les muscles et les dents pour le lion, les pattes et les oreilles pour le lièvre et les yeux et les ailes pour le faucon mènent la lutte. C’est dans cette lutte que les organes se perfectionnent. L’animal dans son ensemble dépend de ces organes et partage leur sort, celui des forts qui seront victorieux ou des faibles qui seront vaincus.

Maintenant, posons la même question à propos du monde humain. Les hommes ne luttent pas au moyen de leurs organes naturels, mais au moyen d’organes artificiels, à l’aide des outils (et des armes que nous devons considérer comme des outils). Ici, aussi, le principe de la perfection et de l’élimination par la lutte de ce qui est imparfait, s’avère vrai. Les outils entrent en lutte, et ceci conduit au perfectionnement toujours plus important de ces derniers. Les communautés tribales qui utilisent de meilleurs outils et de meilleures armes peuvent le mieux assurer leur subsistance et, quand elles entrent en lutte directe avec un autre tribu, le tribu (a) qui est la mieux pourvue d’outils artificiels gagnera et exterminera les plus faibles. Les grandes améliorations de la technique et des méthodes de travail aux origines de l’humanité, comme l’introduction de l’agriculture et de l’élevage, font de l’homme une race physiquement plus solide qui souffre moins de la rudesse des éléments naturels. Les races dont le matériel technique est le mieux développé, peuvent chasser ou soumettre celles dont le matériel artificiel n’est pas développé, peuvent s’assurer des meilleures terres et développer leur civilisation. La domination de la race européenne est basée sur sa suprématie technique.

Ici nous voyons que le principe de la lutte pour l’existence, formulé par Darwin et souligné par Spencer, exerce un effet différent sur les hommes et sur les animaux. Le principe selon lequel la lutte amène le perfectionnement des armes utilisées dans les conflits, conduit à des résultats différents chez les hommes et chez les animaux. Chez l’animal, il mène à un développement continu des organes naturels ; c’est la base de la théorie de la filiation, l’essence du darwinisme. Chez les hommes, il mène à un développement continu des outils, des techniques des moyens de production. Et ceci est le fondement du marxisme.

Il apparaît donc ici que le marxisme et le darwinisme ne sont pas deux théories indépendantes qui s’appliqueraient chacune à leur domaine spécifique, sans aucun point commun entre elles. En réalité, le même principe sous-tend les deux théories. Elles forment une unité. La nouvelle direction prise lors de l’apparition de l’homme, la substitution des outils aux organes naturels, fait se manifester ce principe fondamental de façon différente dans les deux domaines ; celui du monde animal se développe selon le principe darwinien alors que, pour l’humanité, c’est le marxisme qui détermine la loi de développement. Quand les hommes se sont libérés du monde animal, le développement des outils, des méthodes productives, de la division du travail et de la connaissance sont devenus la force propulsive du développement social. C’est cette force qui a fait naître les différents systèmes économiques, comme le communisme primitif, le système rural, les débuts de la production marchande, le féodalisme et, maintenant, le capitalisme moderne. Il nous reste à présent à situer le mode de production actuel et son dépassement dans la cohérence proposée et à appliquer sur eux de manière correcte la position de base du darwinisme.

Capitalisme et socialisme

La forme particulière que prend la lutte darwinienne pour l’existence comme force motrice pour le développement dans le monde humain, est déterminée par la sociabilité des hommes et leur utilisation des outils. Les hommes mènent la lutte collectivement, en groupes. La lutte pour l’existence, alors qu’elle se poursuit encore entre des membres de groupes différents, cesse néanmoins chez les membres du même groupe, et elle est remplacée par l’entraide et par les sentiments sociaux. Dans la lutte entre les groupes, l’équipement technique décide qui sera le vainqueur ; ceci a comme conséquence le progrès de la technique. Ces deux circonstances conduisent à des effets différents sous des systèmes sociaux différents. Voyons de quelle façon ils se manifestent sous le capitalisme.

Lorsque la bourgeoisie prit le pouvoir politique et fit du mode de production capitaliste le mode dominant, elle commença par briser les barrières féodales et à rendre les gens libres. Pour le capitalisme, il était essentiel que chaque producteur puisse participer librement à la lutte concurrentielle, sans qu’aucun lien n’entrave sa liberté de mouvement, qu’aucune activité ne soit paralysée ou freinée par des devoirs de corporation ou entravée par des statuts juridiques, car ce n’était qu’à cette condition que la production pourrait développer sa pleine capacité. Les ouvriers doivent être libres et ne pas être soumis à des contraintes féodales ou de corporation, parce que c’est seulement en tant qu’ouvriers libres qu’ils peuvent vendre leur force de travail comme marchandise aux capitalistes, et c’est seulement s’ils sont des travailleurs libres que les capitalistes peuvent les employer pleinement. C’est pour cette raison que la bourgeoisie a éliminé tous les liens et les devoirs du passé. Elle a complètement libéré les gens mais, en même temps, ceux-ci se sont trouvés totalement isolés et sans protection. Autrefois les gens n’étaient pas isolés ; ils appartenaient à une corporation ; ils étaient sous la protection d’un seigneur ou d’une commune et ils y trouvaient de la force. Ils faisaient partie d’un groupe social envers lequel ils avaient des devoirs et dont ils recevaient protection. Ces devoirs, la bourgeoisie les a supprimés ; elle a détruit les corporations et aboli les rapports féodaux. La libération du travail voulait aussi dire que l’homme ne pouvait plus trouver refuge nulle part et ne pouvait plus compter sur les autres. Chacun ne pouvait compter que sur lui-même. Seul contre tous, il devait lutter, libre de tout lien mais aussi de toute protection.

C’est pour cette raison que, sous le capitalisme, le monde humain ressemble le plus au monde des prédateurs et c’est pour cette raison même que les darwinistes bourgeois ont recherché le prototype de la société humaine chez les animaux solitaires. C’est leur propre expérience qui les guidait. Cependant leur erreur consistait dans le fait qu’ils considéraient les conditions capitalistes comme les conditions humaines éternelles. Le rapport qui existe entre notre système capitaliste concurrentiel et les animaux solitaires a été exprimé par Engels dans son livre, L’Anti-Dühring (Chapitre II : Notions théoriques) comme suit :

« La grande industrie, enfin, et l’établissement du marché mondial ont universalisé la lutte et lui ont donné en même temps une violence inouïe. Entre capitalistes isolés, de même qu’entre industries entières et pays entiers, ce sont les conditions naturelles ou artificielles de la production qui, selon qu’elles sont plus ou moins favorables, décident de l’existence. Le vaincu est éliminé sans ménagement. C’est la lutte darwinienne pour l’existence de l’individu transposée de la nature dans la société avec une rage décuplée. La condition de l’animal dans la nature apparaît comme l’apogée du développement humain. » (marxists.org)

Qu’est-ce qui est en lutte dans la concurrence capitaliste, quelle chose, dont la perfection décidera de la victoire ?

Ce sont d’abord les outils techniques, les machines. Ici à nouveau s’applique la loi selon laquelle la lutte mène à la perfection. La machine qui est la plus perfectionnée surpasse celle qui l’est moins, les machines de mauvaise qualité et le petit outillage sont éliminés, et la technique industrielle fait des avancées colossales vers une productivité toujours plus grande. C’est la véritable application du darwinisme à la société humaine. La chose qui lui est particulière, c’est que, sous le capitalisme, il y a la propriété privée et que, derrière chaque machine, il y a un homme. Derrière la machine gigantesque, il y a un grand capitaliste et derrière la petite machine, il y a un petit-bourgeois. Avec la défaite de la petite machine, le petit-bourgeois périt, avec toutes ses illusions et espérances. En même temps la lutte est une course entre capitaux. Le grand capital est le mieux armé ; le grand capital vainc le petit et ainsi, il s’agrandit encore. Cette concentration de capital sape le capital lui-même, parce qu’elle réduit la bourgeoisie dont l’intérêt est de maintenir le capitalisme, et elle accroît la masse qui cherche à le supprimer. Dans ce développement, l’une des caractéristiques du capitalisme est graduellement supprimée. Dans ce monde où chacun lutte contre tous et tous contre chacun, la classe ouvrière développe une nouvelle association, l’organisation de classe. Les organisations de la classe ouvrière commencent par en finir avec la concurrence existant entre les ouvriers et unissent leurs forces séparées en une grande force pour leur lutte contre le monde extérieur. Tout ce qui s’applique aux groupes sociaux s’applique également à cette nouvelle organisation de classe, née de circonstances externes. Dans les rangs de cette organisation de classe, se développent de la façon la plus remarquable les motivations sociales, les sentiments moraux, le sacrifice de soi et le dévouement à l’ensemble du groupe. Cette organisation solide donne à la classe ouvrière la grande force dont elle a besoin pour vaincre la classe capitaliste. La lutte de classe qui n’est pas une lutte avec des outils mais pour la possession des outils, une lutte pour la possession de l’équipement technique de l’humanité, sera déterminée par la force de l’action organisée, par la force de la nouvelle organisation de classe qui surgit. A travers la classe ouvrière organisée transparaît déjà un élément de la société socialiste.

Considérons maintenant le système de production futur, tel qu’il existera dans le socialisme. La lutte pour le perfectionnement des outils, qui a marqué toute l’histoire de l’humanité, ne s’arrête pas. Comme précédemment sous le capitalisme, les machines inférieures seront dépassées et écartées par des machines supérieures. Comme auparavant, ce processus conduira à une plus grande productivité du travail. Mais, la propriété privée des moyens de production ayant été abolie, on ne trouvera plus un homme derrière chaque machine dont il revendique la propriété et dont il partage le sort. Leur concurrence ne sera plus qu’un processus innocent, mené consciemment à terme par l’homme qui après concertation rationnelle, remplacera simplement les mauvaises machines par de meilleures. C’est dans un sens métaphorique qu’on appellera lutte ce progrès. En même temps, la lutte réciproque des hommes contre les hommes cesse. Avec l’abolition des classes, l’ensemble du monde civilisé deviendra une grande communauté productive. Pour elle vaut ce qui vaut pour toute communauté collective. Au sein de cette communauté, la lutte qui opposait ses propres membres cesse et elle se fera uniquement en direction du monde extérieur. Mais à la place de petites communautés, nous aurons à présent une communauté mondiale. Cela signifie que la lutte pour l’existence dans le monde humain s’arrête. Le combat vers l’extérieur ne sera plus une lutte contre notre propre espèce, mais une lutte pour la subsistance, une lutte contre la nature. Mais, grâce au développement de la technique et de la science, on ne pourra pas appeler cela une lutte. La nature est subordonnée à l’homme et, avec très peu d’efforts de la part de celui-ci, elle le pourvoit en abondance. Ici, une nouvelle vie s’ouvre à l’humanité : la sortie de l’homme du monde animal et son combat pour l’existence au moyen d’outils atteignent leur terme. La forme humaine de la lutte pour l’existence prend fin et un nouveau chapitre de l’histoire de l’humanité commence.


Note de Pannekoek

**) [Note oublié dans la traduction, à traduire:] Kropotkin weist darauf hin, dass zuerst die russischen Schüler Darwins diesen Faktor der gegenseitigen Hilfe hervorhoben, und er führt dies daraus zurück, dass sie die beste Gelegenheit hatten, das Tierleben auf den weiten Steppen zu beobachten. Die Hauptursache wird jedoch darin zu suchen sein, dass in Russland die kapitalistische Konkurrenz, die in Westeuropa den Kampf von allen gegen alle zu einer jedem geläufigen Idee machte, noch nicht dass Leben beherrschte und der Geist des Dorfkommunismus, der aus der gegenseitigen Hilfe beruht, die Vorstellungen der russischen Gesellschaftskreise noch stark beeinflusste. Der Mensch sieht immer die Natur durch die Ville seiner eigenen gesellschaftlichen Verhältnisse. Chez Patrick Tort, qui a remarqué le manquement (p. 114), se basant sur l’édition défectueux de 1931, traduit (certainement avec l’aide de ses amis du c.c.i.ainsi : [Note infrapaginale de Pannekoek, appelée dans le texte, en fin de paragraphe, par un signe d’insertion : Kropotkine signale le fait que les disciples russes de Darwin furent les premiers à attirer l’attention sur ce facteur de l’entraide, et il l’explique par la circonstance qu’ils étaient les mieux placés pour observer la vie animale sur les steppes immenses. La raison principale en serait plutôt qu’en Russie, la vie n’était pas encore dominée par la concurrence capitaliste, qui faisait qu’en Europe occidentale l’idée de la lutte de tous contre tous ne paraissait étrange à personne, et que l’esprit du communisme rural, qui se fonde sur l’entraide, infuait encore fortement sur les conceptions de tous les milieux sociaux en Russie. L’homme aperçoit toujours la nature à travers les lunettes de ses propres rapports sociaux.]


Note rédactionelle

a. Ici, deux fois tribu (« stam », Anton Pannekoek) a été traduit par race (corrigé ici, mais aussi par Patrick Tort).


Épilogue : une édition malheureuse, Patrick Tort, 2012

 Avertissement: ce section est en discussion

Darwinisme et Marxisme / Anton Pannekoek, Patrick Tort, avec un chronologie par René Bonamy. – [Paris] : Les éditions arkhê, 2012 [cop. 2011]. – 253 p.– (Travaux de l’Institut Charles Darwin International  ; Ouvrage publié avec le concours du Centre national du livre).


a. Problèmes de traduction

Apparemment, Patrick Tort a reprit la traduction française de 2009 « du c.c.i. » (Courant Communiste International, reprit ici au dessous avec quelques corrections), ce qu’il ne mentionne pas (ni la version sur la toile, ni celui publié sur papier dans la Revue internationale du c.c.i.); par contre, il mentionne gratieusement les autres traducteurs (pas moins que cinq), qui restaient tous très discrètement anonymes dans la version du c.c.i., et dont le plupart ne dispose même pas des connaissances linguistiques pour pû avoir contribuer à ce traduction.

Patrick Tort ne mentionne pas non plus que ce traduction française « du c.c.i. » avait été confectionné sur base d’un version néerlandaise annoté en 2007 sur base de l’édition néerlandaise de 1981, qui était en son tour basé sur la traduction vers le néerlandais d’Anton Pannekoek lui-même en 1909, et qui est publié en néerlandais sur le site du c.c.i. également en 2009 avec des annotations améliorés mais inachevés (qui manquent entièrement dans la traduction française), destiné à être publié ailleurs en 2009.

Ça pose quand même un petit problème quand les sources ne sont pas dévoilés. En plus, depuis 2005 se trouvait déjà sur la toile la version néerlandaise de 1981 , avec des annotations qui contennait quelques manquements et erreurs corrigées en 2007. La Revue internationale du c.c.i. existait en 2009 en plusieurs langues, mais le texte de Pannekoek à été traduit exclusivement en Français, et pour la version néerlandaise (exclusivement sur la toile) aucun source est indiqué.

Trois remarques très « formelles » sont déjà à faire :

  • Patrick Tort, un peu bizarre, a comparé la traduction « du c.c.i. » (d’abord rien que typographiquement, voir ses commentaires sur p. 32, et la réproduction de la couverture en p. 250) non pas d’après l’édition de 1909, mais d’après la version du g.i.c., moins que parfaite, de 1931 (ronéoté avec au lieu des cursives, parfois souligné où en CAPITALES, dont Patrick Tort a maintenu les capitales qui ne se trouvent pas dans la version de Pannekoek lui-même de 1909; bien, ces accentuations manquaient entièrement dans la version “c.c.i.”), pendant que d’autres accentuations avait été introduit dans cet édition (p.e. les citations). Patrick Tort a même reprit un phrase initialement oublié par le g.i.c. dans le texte (fait sur un machine à taper) et en suite mit en bas de page, en tant que note (p. 127). Apparement, « le c.c.i. » n’a pas pu mieux nourir Patrick Tort, mais Patrick Tort n’a pas pû faire mieux que le c.c.i. non plus;
  • Et, dite-il (p. 25, note dans son introduction), il a utilisé la version américaine de 1912, mais qui est très « problématique » (pour ne pas dire plus, et il ne donne pas de référence à la transcription sur le toile qu’il a probablement utilisé) pour « corriger » un texte avec un autre version qui n’est seulement pas inutile à ce fin, mais même très endommageant pour la qualité de la traduction française (mais « le c.c.i. » aussi avait déjà utiliser ce version pour s’éloigner de l’original, un erreur certainement pas fait par les néerlandophones dans l’équipe de cinq du c.c.i.);
  • Puis, sur base de ce travail très « profond » il se met en avant comme un des « traducteurs » du néerlandais vers le français, pendant qu’en bon « académicien » on pourrait s’attendre de lui qu’il s’avait procuré de l’original en allemand, où au moins la version néerlandaise imprimé sous l’authorisation de Pannekoek lui-même, de 1909, déjà accesible en transciption sur le toile à ce moment là.

On peut concluire que Patrick Tort en 2012, philosophe et lauréat de l’Académie des sciences, ne disposait pas encore de véritables compétences pour éditer des textes historiques (il faut connaître ses histoires d’impression, soit indiquer un source original précis, soit clairement dire qu’on n’avait pas mieux; fait un peut honteux pour un « académicien », avec un accès aux bibliothèques), mais il faut admettre que le c.c.i. ne l’a pas rendu la vie facile non plus, car cet organisation ne disposait même pas des originaux de l’un des classiques de la Gauche communiste.

En ce qui concerne « le c.c.i. » : les précipitations tardives pour « l’année Darwin 2009 » (un question qui avait été posé au sein de cet organisation depuis 2004) ont résultés dans un « vite fait, mal fait », ce qui contraste quelque part avec le proverbe de Vladimir Uljanov : « moins, mais mieux ». Parlons même pas des manoeuvres politiciens pour être avant d’autres initiatives, ce qui a été un réusit à court terme, mais seulement en polluant d’avantage tout un débat à avoir et clairement non pas voulu. Au moins, ça etait un problème que Patrick Tort n’avait pas en 2012.

b. Problèmes d’édition

Il est difficile dans cet édition de retrouver le texte de Pannekoek lui-même, noyé dans des commentaires, notes et extraits (tous confondues, intercalés dans le texte, et non pas dans des annotations en bas de page où, de préférence, à la fin du texte), certes très « érudites » (pour le plupart aussi inutile, et parfois même très irritants) mais surtout invasives, nettement plus longues que le texte de Pannekoek lui-même, et les 50 pages bio- et bibliographiques très arbitraires de René Bonamy ne rendent pas le sujet beaucoup plus attractif non plus, suggèrant d’ailleurs que l’éditeur principale (Patrick Tort) s’avait sérieusement impliqué dans l’étude de l’œuvre d’Anton Pannekoek – sauf qu’il ne fait aucun autre référence, même pas à Éthique et socialisme de 1906, ou à l’Anthropogenèse de 1946, deux textes fortement impliqués dans ce problématique.

c. Problèmes d’interprétation

Patrick Tort a parfaitement raison quand il met en avant que le chapître La sociabilité de l’homme comble un trou dans le pensée de Marx et Engels, basé sur La filiation de l’homme de Darwin de 1871, à lequel Marx et Engels ne font pas référence ; c’est grace au Pannekoek qu’il l’a dévouvert avec un siècle de rétard en France.

Mais le sommet est qu’avec Charles Darwin, Karl Marx, Friedrich Engels et Anton Pannekoek sont transformés rétrospectivement en « humanistes abstraits » (beaucoup d’empathie et de l’altruisme, sans jamais faire référence aux débats extensifs dans le monde anglophone sur ce sujet), très inoffensives pour le goût bourgeois, derrière lequel, malgré quelques références (voir plus loin), la lutte de classe tend à disparaître.

Commençont avec ce que Patrick Tort dit lui-même :

« Cette évolution conjointe des sentiments affectifs et de la rationalité aboutit à une institutionnalisation croissante de l’altruisme, marque significative du progrès de la civilisation. Ainsi, suivant une formule devenue aujourd’hui presque familière, « la sélection naturelle, par la voie des instincts sociaux, sélectionne la civilisation, qui s’oppose à la sélection naturelle ». La morale (celle de la sympathie et de la reconnaissance de l’autre comme semblable) est anti-sélection, et les sentiments qu’elle engendre – ceux par exemple qui poussent à venir en aide aux plus désavantagés – constituent pour Darwin « la partie la plus noble de notre nature », Cette morale de la réhabilitation des faibles et de l’aide aux défavorisés n’est une anti-nature que dans l’unique mesure ou son emprise contrarie l’ancienne forme éliminatoire de la sélection – celle qui s’appliquait aux groupes d’organismes que la réussite évolutive de l’homme tend à faire considérer désormais comme inférieurs –, et qui, à l’étage civilisationnel, entre en déclin suivant la règle du « dépérissement des anciennes formes », la sélection naturelle se trouvant elle-même soumise à sa propre loi. Mais cette morale altruiste et assimilative est et demeure, en tant que sélectionnée elle-même comme un avantage, un produit homogène du mécanisme évolutif qui fait entrer l’humain, sans rupture effective mais à travers un long processus corrélé de régression et d’inhibition des conduites guerrières, dans l’élément de la civilisation et, simultanément, dans celui de la rationalité fondatrice. Là ou la sélection ancienne éliminait, la civilisation protège et institue cette protection en loi. L’émergence de la civilisation se confond, évolutivement, avec la sélection de comportements antisélectifs. L’avantage n’est plus alors d’ordre individuel et biologique. Il n’est plus, pour parler le langage ordinaire,«^nbsp;naturel ». »
(Patrick Tort, p. 19).

Donc nous disposons ici, d’après Patrick Tort, d’un sélection antisélectif, ce qu’il appèle, très érudite, l’effet réversif de l’évolution, et qu’il confond avec « l’institutionnalisation croissante de l’altruisme » par la loi et les institutions des sociétés, dans la vision humaniste de Charles Darwin.

  • De parler d’un « effet réversif de l’évolution » est un sofisme, car un « sélection antisélectif » n’existe évidemment pas ; quand il y a un sélection naturelle en faveur des instincts sociaux, c’est un type de sélection comme un autre, mais sur base d’autres caractères, et pas du tout unique non plus à l’espèce humain.
  • Patrick Tort confond la sélection naturelle en faveur des comportements sociaux à l’émergence de la civilisation avec un processus non-biologique, c’est à dire un douteux « institutionnalisation croissante de l’altruisme » comme un processus darwinien, ce qu’il appele « sélection naturelle de la civilisation »; quelque chose qui s’approche des « memes » de Richard Dawkins, dont Patrick Tort ne parle pas.
  • Il n’y a rien de « réversif » dans cet histoire, car il s’agit d’un sélection à un autre niveau. La sélection n’existe pas exclusivement au niveau de l’individu, mais aussi au niveau des groupes (voir Stephen Jay Gould, The Structure of Evolutionary Theory, 2002), d’autant plus quand il s’agit des groupes avec un cohérence social (« relations de productions »), dependant des outils de production produits (« moyens de production », incluant la connaissance et le faire savoir nécessaire, et la nature comme « objet »), ce qui représente un « sélection » (ou plutôt « triage ») très différent, qui n’est, effectivement, plus « naturelle » (ça, au moins, Patrick Tort a bien vue, mais il lui manquait quelques étappes « marxistes »…).
  • Donc Patrick Tort se contente avec un ecclectisisme philosophique et un brouilard terminoloque qui est unique pour le monde francophone et nullement reprit ailleurs.

Patrick Tort rêve même d’un « anthropologie darwinienne », qui ne peut pas exister, car dans les sociétes, les mêmes règles biologiques sont dévenues sécondaires. Patrick Tort a essayé d’imposer un nouveau vocabulaire, qui n’est nullement repris ailleurs (et certainement pas dans le monde anglophone), et il ne fait aucun lien avec le « socio-biologie » et la « psychologie évolutionnaire » non plus (il semble s’opposer à ça, d’un façon gauchiste), donc il reste bien dans ses nuages très exothériques.

Et il a clairement mal lu Darwin, car ceci dit :

« Si importante qu’ait été, et soit encore, la lutte pour l’existence, cependant, en ce qui concerne la partie la plus élevée de la nature de l’homme, il y a d’autres facteurs plus importants. Car les qualités morales progressent, directement ou indirectement, beaucoup plus grâce aux effets de l’habitude, aux capacités de raisonnement, à l’instruction, à la religion, etc., que grâce à la Sélection Naturelle ; et ce bien que l’on puisse attribuer en toute assurance à ce dernier facteur les instincts sociaux, qui ont fourni la base du développement du sens moral. »
(Charles Darwin, La Filiation de l’Homme et la Sélection liée au sexe, 1871, chap. XXI, « Résumé général er conclusion », cité par Patrick Tort lui-même, p. 158).

Et Darwin dit en plus :

“There should be open competition for all men; and the most able should not be prevented by laws or customs from succeeding best and rearing the largest number of offspring. Important as the struggle for existence has been and even still is, yet as far as the highest part of man’s nature is concerned there are other agencies more important. For the moral qualities are advanced, either directly or indirectly, much more through the effects of habit, the reasoning powers, instruction, religion, &c., than through natural selection; though to this latter agency the social instincts, which afforded the basis for the development of the moral sense, may be safely attributed.”
The descent of man, and selection in relation to sex , p. 403-404.]

Brèf, il y a eu sélection naturelle en faveur des instincts sociaux avant « l’émergence de la civilisation », et en suite « institutionalisation », ce qui, d’alleurs, autre que Darwin espèrait et souhaitait, n’est pas croissante ou « accumulable » (quel illusion !), car les « institutions » sont incroyablement flexibles et leurs représentants essayent de les maintenir à tout prix, incluants des génocides. C’est « l’accumulation » des moyennes techniques qui indiquent le « progrès », et via « les relations de production » le reste s’adapte, incluant la morale, « les institutions » et tous ce qu’on veut d’autre.

D’ailleurs, quand on se consacre un peu plus aux détails, ça devient nettement plus compliqué, car quand il y a sélection en faveur de l’altruisme, il y a en même temps un sélection sécondaire en faveur de ceux qui en profite de d’altruisme des autres; largement stimulé dans les sociétés de classes, où un certain manque de scrupules est certainement un « avantage réproductif », au moins déjà pour monter dans les hierarchies où ce caractère est fortement sur-représenté dans les plus hauts échélons…

Darwin, quand à lui, et à son grace, espèrait et souhaitait, qu’avec le temps, on sera un jour mieux que « la race caucasien » avec ses actes barbares comme l’esclavage et tous les génocides. C’était un pieux souhait des intellectuelles humanistes. Et Darwin, encore tout à son honneur, considerait que les êtres humaines de tous les « races » avait les mêmes capacités, et que les « infériorités » étais causés par « nos institutions », avec tous leurs « pèchés ».

Mais ce pieux espoir « humaniste » n’a strictement rien à faire avec l’analyse de Karl Marx sur le développement des forces productives et des relations de production; ceci n’étais pas le terrain de jeu de Charles Darwin non plus, ni son terrain d’étude; ça demontre seulement que Charles Darwin polémiquait contre les social-darwinistes, donc on l’excuse, car ce qu’il a apporté des chôses qui ont nettement recompenses ses « pèchés ».

Maintenant Patrick Tort reproche à Karl Marx, Friedrich Engels et Anton Pannekoek d’avoir raté ce phénomème, ce qu’il appèle un « rendez-vous manqué ». Mais pour ce trio (Karl Kautsky manque entièrement), que l’homme soit un animal social allait de soit, c’était un point de départ. Il rapproche à Marx de ne pas avoir lu La Filiation de l’Homme de 1871 (ce qui, avec la guèrre franco-allemand et la Commune de Paris, n’est pas très étonnant) et à Engels de ne faire q’un seul petit réference, et à Pannekoek de ne pas avoir élaboré tous les implications, et donc Patrick Tort a « abolit » les trois.

Mais le seul point d’intérêt était de défendre Darwin contre les social-darwinistes, ce que Pannekoek a effectivement mieux vue que Marx ou Engels, mais en dehors de ça, Darwin n’a strictement rien apporté pour mieux comprendre le développement de l’humanité, et il ne l’a jamais prétendu non plus.

D’après Patrick Tort :

« Le texte clé de la Filiation, à cet égard, se trouve au chapitre IV (Comparaison des capacités mentales de l’Homme et des animaux inférieurs – suite ») : « À mesure que l’homme avance en civilisation, et que les petites tribus se réunissent en communautés plus larges, la plus simple raison devrait aviser chaque individu qu’il doit étendre ses instincts sociaux et ses sympathies à tous les membres d’une même nation, même s’ils lui sont personnellement inconnus. Une fois ce point atteint, il n’y a plus qu’une barrière artificielle pour empêcher ses sympathies de s’étendre aux hommes de toutes les nations et de toutes les races. Il est vrai que si ces hommes sont séparés de lui par de grandes différences d’apparence extérieure ou d’habitudes, l’expérience malheureusement nous montre combien le temps est long avant que nous les regardions comme nos semblables. La sympathie portée au-delà de la sphère de l’homme, c’est-à-dire le sentiment d’humanité envers les animaux inférieurs, semble être l’une des acquisitions morales les plus récentes. […] Cette vertu, l’une des plus nobles dont l’homme soit doué, semble provenir incidemment de ce que nos sympathies deviennent plus délicates et se diffusent plus largement, jusqu’à ce qu’elles soient étendues à tous les êtres sensibles. Sitôt que cette vertu est honorée et pratiquée par un petit nombre d’hommes, elle se répand à travers l’instruction et l’exemple donnés aux jeunes, et finit par être incorporée à l’opinion publique ».
(Patrick Tort, p. 125).
« Pannekoek développe ici le thème de l’unification tendancielle des peuples à travers l’interdépendance croissante des économies. Cependant, la bourgeoisie, en tant que classe défendant des intérêts liés à la forme nation, retarde cette fraternisation étendue à l’ensemble des « peuples civilisés » (cest-à-dire industrialisés) en entretenant des guerres à l’extérieur et sa propre domination à l’intérieur. La lutte des classes a remplacé la lutte des clans ou des tribus. Cela implique, en accord avec Marx et Engels, une relativisation des valeurs morales liées au développement des « sentiments sociaux » : toute morale est une morale de classe et ne reflète radicalement que la forme d’une organisation sociale à un moment donné de son devenir : ainsi le matérialisme historique, qui a besoin du matérialisme naturaliste de la théorie darwinienne pour penser l’évolution de la morale à travers ses primordia animaux, le prolongera de la nature vers l’histoire en faisant jouer à la bourgeoisie le rôle du barbare précédant le civilisé total que sera l’homme socialiste. On retrouve ici le « règne animal qui intervient en tant que société civile » de la lettre de Marx à Engels de 1862. La différence étant que Pannekoek, pour avoir vraiment pu lire, à la différence de Marx et d’Engels, La Filiation de l’Homme, ne considère plus Darwin comme un idéologue venant au secours de cet état de fait.
(Patrick Tort, p. 133-134).

Bien que La Filiation de l’Homme est le meilleur preuve possible que Darwin lui-même s’opposait au social-darwinisme (surtout d’Herbert Spencer et Francis Galton), pour Marx, Engels et Pannekoek le fait que l’homme soit un être social avec des instrincts sociaux était un simple point de départ, qui n’avait aucun besoin de preuves. Aussi, ils ne partagait pas les conclusions pieux abstraites humanistes de Darwin (un monté graduel de la connaissance, de la moralité, des institutions, etc.), et, en ce sens, La Filiation de l’Homme n’avait pas de très grand intérêt. Par exemple, dans Anthropogenèse, Pannekoek, en 1945, ce que Patrick Tort ignore, prends en acte le caractère social de l’homme, un caractère qui vient de la nature et qui n’est pas spécifique pour l’homme, sans l’examiner plus loin lui-même (un point de débat, car il y a des choses à dire, mais Patrick Tort n’ajoute aucun point).

Et pour Marx, le seul grand exploit de la société bourgeois était effectivement de constituer la marché mondial, mais ceci n’impliquait nullement un amélioration mécanique « des institutions » ou de « la morale », c’était plutôt le contraire, car ça n‘a pas empêcher deux guerres mondial et des génocines sans fin avec des moyens techniques de plus en plus sophistiques.

Si jamais on pourrait quand même démontrer qu’il y aurait des spécificités uniques dans dans la sociabilité des êtres humaines (très probable, mais Patrick Tort n’avance pas le moindre élément), il y aura un tout autre discussion à entamer.

“[…] if the misery of our poor be caused not by the laws of nature, but by our institutions, great is our sin […]”
Voyage of the Beagle , 1845, Chapter XXI, Mauritius To England, p. 500.
« […] Grande est certainment notre faute [Darwin dit: « pèché »], si la misère de nos pauvres découle non pas des lois naturelles, mais de nos institutions […] »
   Voyage d’un naturaliste autour du monde / Charles Darwin, traduit de l’anglais par M. Ed. Barbier, 1875. – p. 532

Le petit changement dans le traduction démontre, que Charles Darwin à vecu un très mauvaix réception dans les autres langues, dans un sens matérialist-vulgair, avec lequel Darwin n’avait rien à faire, et ça vaut pour tous les traductions. Il vaut le lire en anglais, et mieux pas trop dependre des « traductions »; ce qui est vrai aussi pour Pannekoek.


Pour un tout autre appréciation critique de cet édition, voir: Pantopolis , représentaient un autre ecclecticisme.


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Compiled by Vico, 23 Mai 2018, latest additions 29 May 2020















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